DIES ACADEMICUS 1983
22 OCTOBRE 1983
LIBRAIRIE PAYOT
LIBRAIRIE DE L'UNIVERSITÉ
LAUSANNE 1984
DISCOURS DE M. ANDRÉ DELESSERT,
RECTEUR DE L'UNIVERSITÉ
Monsieur le Président du Sénat,
Monsieur le Conseiller d'Etat,
Mesdames et Messieurs,
Pour la deuxième fois de son histoire, notre Université
renouvelle entièrement son Rectorat. Deux fois, c'est peu pour
établir une tradition. Mais cela suffit pour donner au destin
l'occasion de manifester ses caprices. Il y a quatre ans, procédant
à l'installation du nouveau Rectorat, le président du
Sénat d'alors jugea opportun de s'abandonner à des évocations
nautiques. Soucieux probablement d'éviter tout rapprochement
avec l'image d'une galère, il invitait ses auditeurs à
voir dans l'Université je ne sais trop quelle fringante goélette.
De la terre ferme, il lui coûtait peu d'assimiler l'aventure rectorale
à une sorte d'embarquement pour l'Ile heureuse. Il
existe sans doute une instance —peut-être après tout n'est-elle
rien d'autre que le Sénat universitaire — une instance, dis-je,
chargée de réprimer les abus de métaphores. C'est pourquoi
notre imprudent orateur se voit contraint aujourd'hui de
renoncer à ses divagations maritimes. Il a bien été tenté
d'exploiter l'image du chalutier. Cependant, même un enfant
saurait traduire en langage universitaire les risques du grand
métier et de la navigation hauturière dans le brouillard, le danger
des icebergs, l'humeur changeante de l'équipage et les
démêlés avec l'armateur. Le cliché devient vite d'une platitude
affligeante lorsqu'il ne sombre pas dans le vulgaire calembour.
Débarrassons donc le capitaine de ses galons et de son sextant
et essayons d'imaginer tous les sentiments qui habitent sa
modeste apparence de recteur.
Il se sent d'abord envahi par une chaude reconnaissance à
l'égard du Rectorat sortant de charge. Si nous n'étions pas convenus
de renoncer à l'image du chalutier, je dirais que nous avons eu
le privilège de faire la dernière saison de pêche ensemble. Monsieur
le recteur Bridel, Messieurs les vice-recteurs Dupont, Stauffacher
et Woodtli ont associé l'équipe montante à leurs délibérations.
Ils nous ont ouvert leurs dossiers. La générosité et la
patience avec lesquelles ils ont accueilli nos innombrables interrogations
témoignent à la fois de leur dévouement à l'Université
et de leur souci d'assurer la continuité de la fonction rectorale.
Nous tenons à leur en exprimer publiquement notre profonde gratitude.
Au terme de cette période d'acclimatation, le nouveau Rectorat
comprend mieux le magnifique effort consenti par la population
vaudoise, par ses représentants et ses autorités en faveur de notre
maison. Lorsqu'on parcourt par la pensée les installations du
Centre hospitalier universitaire vaudois et celles de l'Université à
Dorigny, on se convainc que notre Pays de Vaud est profondément
attaché à sa Haute Ecole. Pour notre équipe, c'est évidemment
un solide encouragement, mais aussi, il faut le confesser,
une source d'inquiétudes. Nous ne nourrissons plus d'illusions,
hélas, sur la complexité des tâches qui nous attendent. L'élaboration
et la gestion du respectable budget de l'Université, l'aide aux
étudiants, le renouvellement du corps enseignant et son adaptation
à l'évolution des sciences, l'information, la collaboration de
plus en plus étroite avec l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne,
les activités culturelles et sportives, la surveillance de la
régularité des enseignements et des examens, la poursuite de l'installation
à Dorigny, la planification et la coopération dans les
domaines vaudois, romands et suisses, voire internationaux, tout
cela ne va-t-il pas nous submerger? Ne risquons-nous pas de perdre
de vue le rôle essentiel du Rectorat, qui est à la fois de prêter
une voix à l'Université et de désigner une convergence à la multitude
des activités qui s'y déroulent? Aussi l'équipe entrant en
fonctions éprouve-t-elle le besoin de se donner une idée-force
capable d'inspirer son action quotidienne. Ce principe, notre Rectorat
le trouve dans l'autonomie de l'Université. Permettez-nous
de vous livrer quelques réflexions à ce sujet.
Au risque de simplifier à l'excès, observons qu'il existe essentiellement
deux formes de pensée. La première, que nous qualifierons
d'autonome, consiste à soumettre son intuition aux
règles de la cohérence intellectuelle, à dégager les présupposés
de son discours, à rechercher méthodiquement des informations
et à les critiquer. Elle se tient à l'écart des pressions extérieures
et de l'intérêt personnel. Elle ignore la peur, la mode et l'esprit
de système.
La seconde forme de pensée peut être dite engagée ou polémique.
Elle intervient spontanément chaque fois qu'une action doit
être décidée dans un délai relativement bref. Supposons qu'il
s'agisse de construire une route. Les partisans de sa construction,
qu'ils le soient par conviction sentimentale ou par intérêt personne!,
s'unissent. Les opposants se groupent de même de leur côté.
La pensée polémique consiste à admettre d'abord qu'il existe une
procédure permettant de déterminer laquelle des deux opinions
est la plus fortement appuyée, puis à prétendre que celle-ci est
objectivement et nécessairement la meilleure.
Il m'est arrivé plusieurs fois de faire ressentir à mes étudiants
l'opposition de ces deux types de pensées. Je leur demandais de
voter sur certaine propriété géométrique des coniques, par exemple.
Leur embarras trahissait le caractère dérisoire de la pensée
polémique face à la pensée autonome qui régit les mathématiques.
La pensée polémique, par une sorte de viscosité naturelle, tend
à s'insinuer partout. Depuis toujours, l'idéologie supplante la
philosophie; les mouvements confessionnels se substituent à la
religion. Mais aujourd'hui le phénomène s'accentue. Jamais la
propagande et la publicité n'ont disposé de moyens si puissants.
La réclame pour une crème solaire ou un jeu électronique est simplement
l'expression des groupes qui ont pris leurs partis. Elle ne
comporte que des arguments en faveur de leur achat, laissant aux
consommateurs éventuels le soin de trouver les arguments visant à
eh décourager l'acquisition. Le drame est que le citoyen moyen
devient définitivement incapable de se faire une idée réelle, impartiale
des objets en question, comme d'ailleurs de la plupart des
problèmes qui le touchent intimement.
La pensée polémique généralisée est profondément démoralisante.
Elle ne développe pas le goût de la vérité et de la liberté.
Elle procure simplement la sécurité illusoire et l'amère satisfaction
de se tromper en compagnie du plus grand nombre. Tant que
nous serons condamnés à rêver, à souffrir et à mourir à titre personnel,
il nous sera foncièrement pénible de régler nos maximes
de vie sur des ragots à la mode ou des formules publicitaires. Je
n'hésite pas à y voir l'origine du désarroi et du découragement qui
frappent les plus fragiles d'entre nous. Lorsque l'individu que
nous sommes ne se reconnaît plus qu'aux groupes auxquels il
n'adhère pas, il se retrouve bientôt tout à fait seul. Aucune règle
ne vaut plus pour lui. Il s'abandonne avec indifférence aux élucubrations
les plus saugrenues et aux sensibleries les plus niaises,
avec une impression écoeurante d'irresponsabilité.
Dans une société telle que la nôtre, il est de toute première
importance qu'il subsiste un lieu où la pensée autonome soit cultivée,
illustrée et défendue. Ce lieu est justement l'Université. C'est
là son rôle et sa justification. Et pour remplir sa fonction, l'Université
doit pouvoir façonner elle-même ses structures d'enseignement
et ses plans de recherche, à l'intérieur du cadre matériel et
légal qui assure son insertion dans le pays. La loi qui régit actuellement
notre Université vaudoise détermine avec intelligence ce
cadre et les principes de cette autonomie. A des détails secondaires
près, c'est une loi modèle. Il est intéressant de remarquer que,
dès qu'un pays verse dans quelque totalitarisme, l'une de ses premières
actions politiques consiste à museler les institutions universitaires
et si, comme cela s'est trouvé pour les mathématiques, les
dirigeants totalitaires sont décidément trop ignorants pour les
maîtriser, ils les suppriment.
L'autonomie de l'Université est souvent regardée comme la
prétention qu'elle a de se soustraire à l'ordre général et à s'ériger
en Etat dans l'Etat. Les anciennes chroniques nous montrent que
cette erreur n'est pas nouvelle. Dans un pays qu'il semble difficile
d'identifier avec certitude, vivait naguère une population laborieuse,
dans la paix et le respect des autorités. Quelques artisans et
marchands s'avisèrent un jour qu'en attribuant au nombre pi (π )
la valeur 3, ils étaient en mesure de réduire sensiblement leurs prix
de revient et d'augmenter en conséquence leur profit. Forts de
l'appui des saintes Ecritures, ils formèrent un comité. Ils lancèrent
une initiative visant à inscrire dans la Constitution de ce pays
un article fixant à 3 le rapport du périmètre d'un disque à son
rayon.
Certains citoyens, que cette proposition dérangeait dans leurs
habitudes, s'unirent pour défendre l'idée que la valeur de pi était
affaire de convictions personnelles, mais des esprits avancés se
convainquirent que le progrès social était proportionnel au nombre
pi. Ils déposèrent à leur tour une contre-initiative tendant à
imposer à ce rapport la valeur 4. La polémique allait bon train.
Questionné par des gazetiers, un professeur de géométrie à
l'Université de ce pays-là déclara que des recherches sérieuses,
financées par un fonds public spécial, avaient été faites à ce sujet.
La méthode la plus efficace, et d'ailleurs la moins coûteuse, qui
consistait à réfléchir un petit moment, permettait de prouver que
le nombre pi est situé quelque part entre 3 et 4. Les tenants du 3
fulminèrent. Ils proclamèrent qu'à son habitude, l'Université se
rangeait aux côtés des détracteurs d'une société qui l'entretenait
grassement. Quant aux partisans du 4, ils dénoncèrent l'immobilisme
traditionnel de l'Université. Le terme de professeur devint
une injure particulièrement infamante.
Heureusement, l'histoire se termina le mieux du monde. Lors
du vote populaire, la situation sembla d'abord confuse. Mais,
grâce à un certain nombre de citoyens, qui votèrent à la fois pour
le 3 et pour le 4, rien ne fut changé à la Constitution. L'Université
reçut un blâme. Quant au professeur de géométrie, l'histoire ne
dit rien de ce qui lui arriva, mais tout porte à croire qu'en expiation
de sa faute, on le surchargea de tâches administratives pour
la fin de sa carrière.
On constate que l'autonomie de l'Université est difficile à
défendre à l'extérieur. Elle ne l'est guère moins à l'intérieur.
Maintenir l'enseignement, la recherche et l'information scientifique
à l'écart de toute pression idéologique, économique ou partisane
exige une vigilance sans défaut. Il existe toute une phraséologie
destinée à discréditer le savant «dans sa tour d'ivoire»,
«perdu dans son abstraction nébuleuse» et à vanter le courage du
scientifique qui «s'engage», qui «descend dans l'arène». Cédant
à une sorte de sentiment de culpabilité, le professeur est parfois
enclin à donner des gages immédiatement négociables de l'utilité
de sa discipline. Il ne se contente plus, selon la formule du physicien
Maxwell, d'examiner «comment marchent les choses»; il
essaie de les faire marcher dans une direction voulue par d'autres.
Celui qui est pénétré du principe de l'autonomie de l'Université
est mieux armé pour résister à de telles tentations.
A ce point de nos réflexions, un fait apparaît clairement.
L'autonomie n'est pas seulement une condition favorable à l'activité
de l'Université. C'est, aujourd'hui, l'expression exacte de sa
raison d'être. Notre Rectorat est décidé à la promouvoir avec
détermination. Nous le déclarons avec confiance, mais aussi avec
un brin de mélancolie. En effet, tel Moïse, nous venons de brandir
avec enthousiasme les Tables de la loi universitaire. Mais ce
n'est pas notre seule ressemblance avec le vénérable prophète. On
se souvient que, sur ses vieux jours, il gravit le Mont Nébo et que
de là l'Eternel lui fit contempler la Terre promise. Mais à cause de
quelques mots qu'ils avaient eus par le passé, il lui fut rappelé que
jamais il n'y pénétrerait. Le bâtiment du Rectorat est notre Mont
Nébo. De là nous désignerons d'un geste ferme la Canaan de la
pensée autonome et nous défendrons notre Haute Ecole. Mais le
parti de l'Université, c'est encore un parti. Nous serons condamnés
à errer dans le désert de la réflexion polémique et, de quatre
ans, nous ne franchirons plus le Jourdain.