DIES
ACADEMICUS 1967
Allocution du
professeur Denis van Berchem
Recteur de l'Université
Alors que la séance qui marque la réouverture des cours en automne a eu dans
le passé et gardera, ou retrouvera, dans l'avenir le caractère d'une leçon académique
destinée en premier lieu aux étudiants, la séance du Dies academicus est l'occasion
d'évoquer les problèmes universitaires du moment. C'est ce que fait attendre la rencontre
à cette tribune du président du Département de l'instruction publique, du
recteur, et du président de l'Association générale des étudiants, et dans l'auditoire,
de tant d'amis de notre maison et des représentants des institutions intéressées à
son développement. On me permettra donc d'évoquer très brièvement quelques-uns
de ces problèmes en laissant de côté les informations de nature administrative qui
figurent obligatoirement dans le rapport publié chaque année sous le titre «Dies
Academicus».
L'année qui s'achève fut marquée par l'adoption de la loi, assez malencontreusement
appelée «démocratisation des études», qui entrera en vigueur dès la rentrée
d'automne. Il est difficile d'en apprécier à l'avance les effets sur le recrutement des
étudiants; sans doute ne se feront-ils sentir qu'à la longue. Nous en attendons un
double bénéfice, l'accès à l'Université d'étudiants qualifiés qui, dans le passé, n'auraient
pas envisagé des études supérieures, et aussi un allègement des soucis matériels
que ces études causent à beaucoup et qui les obligent à se chercher des activités
accessoires rétribuées au risque d'en allonger la durée.
Mais la décision du peuple genevois a obligé les autorités universitaires à repenser
le régime des études et à modifier immédiatement certaines dispositions de nos
règlements. On ne saurait en effet permettre aux bénéficiaires de la nouvelle loi
d'abuser de leurs avantages en prolongeant indûment leur séjour à l'Université.
On s'est persuadé tout aussi bien que la liberté consentie jusqu'à présent avait
des inconvénients pour toutes les catégories d'étudiants, et avec le souci de ne pas
introduire pour les uns des sanctions qui ne seraient pas applicables aux autres,
on en est venu à définir, à l'usage de tous, la durée normale des études et à prévoir
des délais raisonnables pour le franchissement des divers degrés jusqu'au diplôme
final. D'autres préoccupations se sont fait jour dont nous n'avons pas encore épuisé
les conséquences. Nous constatons par exemple que nombre d'étudiants changent
de faculté après un ou deux semestres, soit que les premières épreuves les rebutent,
soit que la nature du travail ne corresponde ni à leurs dons, ni à leur inclination.
Ce mauvais aiguillage est souvent imputable à un défaut d'information. Il y aura
donc lieu d'intensifier l'orientation donnée dans les écoles du degré secondaire
aux élèves des dernières années. Le passage de l'échelon secondaire à l'échelon
universitaire donne à beaucoup le sentiment d'un saut dans le vide. Jusqu'ici étroitement
suivis jusque dans leur effort quotidien, les nouveaux étudiants se voient
désormais livrés à eux-mêmes, devant découvrir et leurs instruments de travail
et le moyen de s'en servir. Un meilleur encadrement dans la première année d'études,
des cours d'introduction, voire des «répétitoires» administrés par des assistants,
pourraient sans doute améliorer cette transition difficile. Enfin, il semble indispensable
de contrôler plus strictement les progrès accomplis par chaque étudiant en
le soumettant à des examens à des intervalles plus rapprochés que par le passé.
Avec tout cela, aux yeux de certains, l'étudiant moyen, dûment chapitré, encadré,
contrôlé, devrait atteindre sans accident sa licence ou son diplôme, pour le plus
grand avantage de notre société. Il faut prendre garde qu'à vouloir trop bien faire
dans le sens indiqué, on ne porte une atteinte irrémédiable à l'esprit même de l'enseignement
universitaire. On ne le répétera jamais assez: l'Université ne saurait se limiter
à n'être qu'une école de cadres spécialisés. Les diplômes qu'elle délivre ne sont pas
que des certificats de capacité pour l'exercice d'une profession, ce sont aussi des
brevets de haute culture et, pourquoi ne pas le dire, des brevets de caractère. L'étudiant
qui franchit le seuil de cette maison est sollicité, par la diversité même des
enseignements qui s'y donnent, de franchir les frontières de sa discipline, d'étendre
sa curiosité à des domaines voisins ou mêmes éloignés du sien, de découvrir d'autres
modes de pensée ou d'expression dont la combinaison lui permettra peut-être
d'ouvrir une voie nouvelle et de faire oeuvre originale. Il est essentiel que nous ne
le privions pas de cette aventure. Mais la liberté qu'elle postule ne va pas sans risque:
celui d'un flottement, ou d'un vagabondage intellectuel qui ne déboucherait sur rien
de constructif. C'est ici qu'intervient l'épreuve de caractère: la faculté de contrôler
l'emploi de son temps, de se discipliner soi-même, et de discipliner sa pensée, de
distinguer les synthèses possibles et de consentir au moment voulu à certains abandons,
et cette faculté, on le sait, n'est pas donnée également à tous.
Il y a un risque dans la liberté des études académiques, et beaucoup d'étudiants,
à l'image de la société dont ils sont issus, ne veulent plus courir de risque. Néanmoins,
cette liberté continue d'apparaître comme le climat le plus favorable au développement
d'esprits indépendants. On le voit, l'application de la loi sur la démocratisation des
études oblige à concilier des exigences légitimes mais contradictoires. D'une part
éviter que les ressources offertes aux étudiants par l'Etat ne soient galvaudées, d'autre
part, sauvegarder dans une mesure suffisante, au profit de l'élève comme du maître,
cette liberté dans l'enseignement et la recherche, sans laquelle notre maison cesserait
d'être une université.
Sur les fins dernières de l'enseignement universitaire subsiste assez généralement,
hors de l'université, mais aussi peut-être à l'intérieur de l'université, une certaine
confusion: il ne s'agit pas, en effet, comme on le pense souvent, de donner aux étudiants
la possibilité d'assimiler un maximum de connaissances dans le plus vaste
domaine possible. Il s'agit bien plutôt de leur faire découvrir une méthode de travail
valable, d'aiguiser leur sens critique, et de leur apprendre à ordonner les démarches
de leur esprit de telle façon que, quel que soit le problème qu'ils auraient à résoudre,
ils soient aptes à en distinguer les données et à l'acheminer par eux-mêmes vers une
solution. En d'autres termes, il s'agit de les faire accéder à une réelle autonomie
intellectuelle.
Si nous interrogeons notre mémoire, nous constaterons que cette autonomie,
nous la devons à l'enseignement d'un petit nombre de maîtres, et dans certains cas,
d'un seul maître qui, au temps de nos études, nous a donné en quelque sorte la clé
dont nous continuons à user, et il importe peu, comme une expérience répétée
le démontre, que cet enseignement ait porté sur les matières ou sur la discipline
dont, par la suite, nous avons fait notre spécialité, tant il est vrai qu'une même
forme de raisonnement peut s'exercer avec fruit dans les domaines les plus
divers.
Cette dernière constatation n'est pas sans conséquence pour qui doit se pencher
sur le développement à venir de notre université. Le temps n'est plus où quelques
chaires suffisaient à administrer un savoir universel. En dépit du nom qu'elle porte,
et quels que soient les moyens dont elle peut disposer, une université ne peut plus,
à elle seule, pratiquer toutes les disciplines. Bien plutôt qu'à une multiplication des
enseignants, c'est au renforcement des chaires de base que nous devons tendre, et
et au recrutement de fortes personnalités susceptibles de marquer collaborateurs te
élèves d'une empreinte ineffaçable. Toujours à nouveau se fait entendre ici ou là
le voeu de combler une lacune de notre programme et d'introduire une discipline
qu'un concours de circonstances parfois momentané fait apparaître comme souhaitable.
Je sais bien que dans certains secteurs, en sciences et en médecine notamment,
la recherche ne progresse que par les efforts conjugués d'équipes associant plusieurs
spécialités. Mais nous devons nous habituer de plus en plus à chercher ces collaborations
indispensables dans les universités voisines. Un programme encyclopédique
n'est plus concevable dans notre pays que dans le cadre d'une université romande
ou même d'une université suisse.
Dans mon allocution du 26 octobre dernier, j'ai suffisamment insisté sur l'importance
que l'actuel bureau du Sénat attache à la coordination entre universités pour
qu'il soit nécessaire d'y revenir aujourd'hui. On me permettra toutefois de signaler
que lors de la dernière conférence des chefs de départements de l'instruction publique
et des recteurs des quatre universités romandes, tenue à Lausanne le 29 mai, une
commission permanente de coordination a été instituée. Elle aura pour tâche de
négocier les accords qui sanctionneront les ententes intervenues entre deux ou plusieurs
facultés pour l'harmonisation de leurs règlements et pour une répartition
rationnelle des tâches.
Une année de rectorat m'a appris qu'un effort accru de coordination n'est pas moins
nécessaire à l'intérieur même de l'Université. De nombreuses disciplines apparentées,
sinon identiques, sont pratiquées parallèlement dans plusieurs facultés, et je me suis
aperçu sans cesse à nouveau qu'on ne tirait pas de cette communauté d'intérêt
tout le parti qu'on pouvait. Ainsi de la biologie moléculaire et de la biochimie, qui
sont représentées tout aussi bien dans la faculté des sciences que dans la faculté
de médecine, ou des disciplines historiques que se partagent les facultés
des lettres, des sciences économiques et sociales, et de droit. Le cadre vieillot
de nos facultés ne coïncide plus avec la configuration actuelle des sciences et
il a pour effet d'entretenir des cloisons étanches là où devrait se manifester
une étroite collaboration. Il semble même qu'à l'intérieur des facultés, une conception
trop absolue de l'autonomie des diverses chaires fasse souvent obstacle à une meilleure
distribution du travail et de l'enseignement. Cette situation n'a pas manqué de me
frapper et m'a incité à poursuivre activement l'étude d'une refonte des structures de
l'université. La solution, dont nombre d'universités étrangères ont déjà donné
l'exemple, consiste à introduire systématiquement, entre les chaires de professeurs
et la faculté, un échelon intermédiaire qu'on appellerait comme ailleurs un département,
si ce nom ne devait être réservé chez nous aux départements cantonaux
qui nous coiffent. Cette évolution est déjà largement amorcée au sein de la faculté
des sciences où existent, en fait sinon en droit, l'Ecole de chimie, l'Ecole de physique
et l'Ecole de biologie. Mais il importe que ces groupements ne demeurent pas confinés
à l'intérieur d'une faculté; c'est à cet échelon que devra s'opérer la coordination
des enseignements et des recherches pratiqués dans plusieurs facultés. On aura
donc désormais des chaires ancrées à la fois dans une faculté et dans un institut
débordant sur les facultés voisines. A cet égard, l'Institut des sciences de l'éducation
représente assez bien la formule à laquelle nous tendons, puisqu'on y trouve des
professeurs relevant des facultés des sciences, des lettres, des sciences économiques
et sociales, et de la médecine. Ce n'est qu'avec le temps et après un long usage que
l'on verra si les anciennes facultés méritent d'être conservées, ou si, ayant joué leur
rôle et donné tout ce qu'elles avaient à donner, elles doivent s'effacer au profit de
la structure la plus récente, comme la chrysalide se détache de l'être neuf qu'elle
a contenu.
De cette articulation nouvelle, que j'espère fermement voir accomplie avant la
fin de mon mandat, on peut attendre une meilleure utilisation des hommes et des
moyens matériels dont dispose l'Université. On peut attendre aussi une amélioration
des conditions de l'enseignement. De cette réforme de l'enseignement que
réclament avec de très bonnes raisons souvent les représentants des étudiants, j'ai
toujours dit qu'elle ne pouvait être envisagée de façon uniforme pour l'ensemble
de l'Université. Le problème se pose en termes très différents selon les facultés,
et c'est à l'échelon des facultés qu'il doit être traité; mais il est clair qu'une fois
créés dans tous les secteurs de l'Université les cadres plus restreints que je viens
de décrire, la réforme souhaitée sera près d'être faite, comme elle l'est aujourd'hui
déjà dans certains instituts existants.
Il ne suffit pas de modifier les structures: à des formations nouvelles, il faut des
moyens et très particulièrement des locaux nouveaux. Il me paraît opportun de faire
le point sur le programme en cours des constructions universitaires: de l'ancien
Museum des sciences naturelles, en pleine transformation, on peut espérer qu'il
ouvrira ses portes dès l'an prochain aux trois facultés des lettres, des sciences économiques
et sociales, et de droit qui se le partageront. On ne saurait exagérer l'importance
qu'aura pour elles ce développement tant attendu. On leur a parfois reproché
de s'en tenir à des modes d'enseignement périmés, de sacrifier aux cours ex cathedra
classiques le travail en séminaires d'équipes restreintes d'étudiants, mais comment
auraient-elles fait, n'ayant ni les locaux appropriés, ni les bibliothèques spécialisées,
ni, dans certains cas, les professeurs ou les assistants nécessaires à l'encadrement des
groupes de travail? Leur installation au Museum leur permettra enfin d'organiser
l'enseignement dans le sens souhaité. Certes l'espace ainsi gagné apparaîtra-t-il
très vite comme insuffisant et déjà leurs doyens jettent-ils des regards intéressés sur
le plan d'aménagement du bâtiment central de l'Université, évacué progressivement
par les sections de la faculté des sciences qui s'y trouvent encore, et sur le projet
auquel on a donné le nom d'UNI II. Toutefois, si l'on tient compte de la nouveauté
de l'expérience, de l'évolution que cet élargissement ne manquera pas de déterminer
dans la structure des facultés, il ne paraît pas mauvais que la programmation des
travaux de construction oblige à échelonner dans le temps les étapes de ce développement.
D'UNI II, je puis dire que le bureau du Sénat a pris connaissance, ce printemps,
des plans des architectes, et que sous réserve de quelques détails, il les a approuvés.
Ils ont été retournés au Département des travaux publics qui en poursuit l'étude, et
nous avons le ferme espoir de voir le chantier s'ouvrir à la date prévue, soit au printemps
1968. Avec UNI II et le bâtiment central rénové, l'Université disposera d'un
jeu d'auditoires et de locaux de travail qui lui permettra de satisfaire plus largement
aux besoins des facultés de sciences morales, y compris la faculté de théologie qui,
sans être oubliée, n'a pas eu droit aux premières répartitions. L'Institut des sciences
de l'éducation sera rapatrié, l'administration centrale de l'Université ainsi que
les services de l'A.G.E., seront regroupés dans des locaux adaptés à leurs besoins,
et il y en aura d'autres pour les calculatrices électroniques et les moyens mécanographiques,
dont l'acquisition ou le renouvellement sont actuellement rendus
plus difficiles par le manque de place.
Les facultés des sciences et de médecine bénéficient de projets qui leur sont propres.
Tout récemment s'est ouvert sur les bords de l'Arve un chantier d'où surgira l'édifice
que nous appelons Sciences II. L'aile construite en première étape accueillera l'Ecole
de chimie; les sciences biologiques et les sciences de la terre trouveront place dans
le reste du bâtiment qui abritera en son centre une vaste aula. Enfin, chacun sait
que pour la faculté de médecine, on a conçu le projet d'un Centre médical qui s'élèvera
en quatre blocs, à proximité de l'hôpital. L'étude de ce projet, qui intéresse
de nombreux services tant universitaires que cantonaux, a été confiée à une commission
mixte, et les rapports qui m'en parviennent me donnent à penser que la
remise du programme précis aux architectes pourra encore avoir lieu avant la fin
de cette année.
Ces travaux dans leur ensemble sont le résultat de réflexions souvent anciennes
et de négociations entre l'Université et l'Etat, dont certaines péripéties dans le passé
ont pu faire naître des inquiétudes dans l'opinion publique. Tels que je vous les ai
présentés, ils représentent une solution valable du grave problème posé par l'insuffisance
de nos locaux, à condition toutefois qu'ils soient réalisés dans les délais prévus.
Si j'y insiste aujourd'hui, comme je l'ai fait naguère dans une intervention au Conseil
de l'A.G.E., c'est qu'il importe désormais d'oeuvrer tous ensemble pour faire aboutir
ce programme. Des cris d'alarme se sont fait entendre au cours de ces dernières
années, qui venaient tant des autorités universitaires elles-mêmes que des professeurs
ou des étudiants. Ils ont valu à l'Université un regain d'intérêt qui s'est traduit
tout récemment par le dépôt au Grand Conseil d'une motion visant à «mobiliser
l'opinion publique en faveur de l'Université». L'Université est heureuse et reconnaissante
de ce concours de bonnes volontés, mais elle doit prendre garde que le
souci ainsi manifesté n'aboutisse, dans le domaine des constructions comme dans
d'autres domaines, à remettre en question un ensemble de décisions élaborées par
elle et ratifiées par les autorités du Canton. Je fais appel au sens de solidarité des
étudiants, des professeurs et au concours des amis de l'Université nombreux dans
cet auditoire, pour que chacun propage autour de lui la conviction que l'achèvement
aussi rapide que possible de ce programme est indispensable à l'Université.
J'aurais souhaité aborder bien d'autres questions qui m'ont préoccupé au cours
de cette première année de rectorat, mais je ne veux pas allonger mon discours,
et sans doute se trouvera-t-il d'autres occasions d'éclairer le public sur quelques-uns
des problèmes actuellement à l'étude. Ils se posent en effet à une cadence qui va
s'accélérant. J'espère toutefois en avoir assez dit pour convaincre ceux qui m'écoutent
que cette Université, qu'on accuse volontiers d'immobilisme, est en pleine évolution.
Un journaliste qui tient de près à notre maison a défini l'Université, dans un article
qui, à vrai dire, ne visait pas la seule Université de Genève, comme «une vieille
darne qui a peur». Pour une institution comme la nôtre, l'âge se mesure moins
au nombre des années qu'à la faculté de se renouveler sans cesse. Tenant compte
toutefois des 408 années que compte cette maison, j'accepte la «vieille dame»,
mais je tiens à rassurer cet auteur, et avec lui ceux qui peuvent l'avoir lu, sur les
sentiments qui animent ceux qui ont la tâche de la diriger: ce n'est pas la peur,
mais bien plutôt le souci de contrôler sa métamorphose et de veiller à ce que, sous
n'importe quel visage, elle continue de remplir sa mission.