L'ÉVANGILE
et le PROGRÈS
Discours prononcé à l'Aula de l'Université
par le recteur Jean-Louis Leuba lors de
son installation, le 8 novembre 1961.
Extrait de VERBUM CARO
volume XIX, 1965, N° 73
DELACHAUX &NIESTLE, Neuchâtel 1964
«L'Evangile et le progrès», tel est le sujet dont aimerait
vous entretenir le théologien traîné par la confiance de ses
collègues à la dignité de recteur de l'Université de Neuchâtel.
Ce sujet s'impose pour des raisons immédiatement
évidentes. Depuis la Renaissance, et plus particulièrement
depuis deux siècles, les partisans du progrès et les adeptes
de l'Evangile entretiennent des relations fort mouvementées,
tantôt amicales, tantôt hostiles, toujours ambiguës.
Il est arrivé et il arrive que les partisans du progrès
regardent avec quelque pitié les adeptes de l'Evangile,
attachés à un événement qui, s'il eut peut-être — et cela
même n'est pas toujours accordé — une importance historique,
est aujourd'hui dépassé par deux millénaires pendant
lesquels l'homme, le monde, l'histoire, ou quelque autre terme
dont on qualifiera la réalité, ont poursuivi une évolution
considérée crânement, dans sa totalité, comme une marche
en avant. Et cette pitié, assortie d'une robuste bonne conscience,
a pu par endroits et peut encore parfois, comme on
le sait, prendre la forme d'une persécution ouverte ou larvée,
dans l'intérêt même du progrès.
Il est arrivé aussi que les adeptes de l'Evangile se soient
imaginé ne pouvoir rendre à Dieu un plus sûr hommage
qu'en témoignant leur mépris pour la recherche scientifique
et pour les incontestables progrès qu'elle a accomplis de
Pythagore à Galilée et de Galilée à Einstein. Pour plus de
sûreté, cet hommage n'a pas craint de s'appuyer parfois sur
le bras séculier. Et rien ne nous assure que la bienveillance
actuelle des adeptes de l'Evangile, dans leur majorité, pour
la science et ses sortilèges, ne soit pas imputable, pour une
part qu'il ne faut pas exagérer sans doute, mais qu'il serait
naïf d'ignorer, à la diminution de leur puissance politique
dans le monde contemporain.
Mais il est arrivé aussi et il arrive encore, pour des
raisons bien différentes, ne relevant en rien d'un tel opportunisme,
qu'adeptes de l'Evangile et partisans du progrès se
trouvent alliés, c'est-à-dire provisoirement réunis, et que le
spectacle qu'ils offrent ne soit pas sans faire songer au tableau
de Pellerin, le peintre de l'Education sentimentale, tableau
qui représentait, comme nous l'apprend Flaubert, «la République,
ou le Progrès, ou la Civilisation, sous la figure de
Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle traversait
une forêt vierge» 1.
Il est difficile d'interpréter un tel spectacle, surtout si
l'on entend tenir compte des brouilles antérieures, qui toujours
peuvent se rallumer. Est-ce l'Evangile qui s'épanouit
en progrès, mais alors dans quelle mesure les adeptes de
l'Evangile ne sont-ils pas les sectateurs honteux d'un progrès
qui les emporte eux aussi? Est-ce au contraire le progrès qui
se sert de l'Evangile, mais alors comment s'expliquer que le
maître puisse parfois maltraiter à ce point un serviteur qui
lui est si utile?
Pour achever l'inventaire d'une situation déjà complexe,
notons enfin que le même entre-croisement d'oppositions et
d'alliances se retrouve entre les adeptes de l'Evangile et
les négateurs du progrès. Parfois unis, sous certains rapports,
contre les partisans du progrès, les voici soudain en violent
conflit, les négateurs opposant leur scepticisme à l'espérance
évangélique, et les chrétiens s'obstinant à espérer contre
toute espérance.
Si l'on désire tracer quelques voies dans ce maquis, la
condition préalable sera de dépassionner la question, de chercher
au-delà des mots, des slogans, des faiblesses, des inconséquences
humaines, les mobiles profonds dont on prétend
s'inspirer de part et d'autre. Ce n'est pas une méthode de
recherche que d'opposer hâtivement Galilée à l'Inquisition,
saint Vincent de Paul à la répression hongroise, la perspective
d'une guerre atomique à l'espérance évangélique, la foi
chrétienne au constat de l'échec perpétuel des efforts humains,
pas plus que de conjuguer tout aussi hâtivement la liberté
glorieuse des enfants de Dieu avec les progrès scientifiques,
ou le scepticisme païen avec l'affirmation du péché originel.
Si les raisons immédiatement évidentes que je viens
d'évoquer suffisent à montrer qu'un problème réel se pose,
elles ne permettent en rien de l'aborder vraiment. Il faut
aller bien au-delà des collusions et des tiraillements entre
adeptes de l'Evangile, sectateurs et négateurs du progrès.
Il faut remonter aux origines mêmes de la notion de progrès
telle que le grand siècle, je veux dire le dix-huitième, l'a
acclimatée en Europe et, par elle, dans le monde entier.
Si, comme en témoigne l'abondante production littéraire et
scientifique de l'époque des lumières, le terme de progrès
a été l'un des mots-clefs de cette génération et, par elle, des
suivantes, il s'en faut .de beaucoup que l'idée-force sous-jacente
à ce terme ne date, elle aussi, que d'il y a deux
siècles.
Admettre que l'évolution de l'histoire puisse constituer
un progrès, c'est supposer que le cours des choses est
irréversible, qu'il ne forme pas de cycles successifs, ramenant
périodiquement des événements analogues, mais qu'il a une
finalité, à l'intérieur d'un temps considéré comme un vecteur,
c'est-à-dire ayant un commencement et une fin non interchangeables.
Telle n'est pas, on le sait, la notion grecque
classique de l'histoire, récit d'événements passés utile à quiconque
voudra, comme le dit Thucydide, «se faire une juste
idée des temps révolus et préjuger les incidents plus ou moins
semblables dont le jeu des passions humaines doit amener
le retour» 2.
Quelle que puisse être, à d'autres égards, la parenté
d'esprit entre le dix-huitième siècle et la Grèce antique, ce
n'est pas dans celle-ci que nous irons chercher l'origine de
la notion de progrès dont celui-là s'est fait le champion,
inaugurant ce qui devait devenir la notion moderne de
progrès. Cette origine, nous la chercherons dans la notion
judéo-chrétienne de l'histoire. La notion moderne de progrès,
c'est l'évidence même, ne provenant pas d'Athènes, d'où
proviendrait-elle, si ce n'est de Jérusalem? Pendant les
quelques minutes où vous voudrez bien m'accorder votre
attention, je souhaiterais montrer comment le progrès moderne
s enracine dans le progres evangélique, comment il en constitue
néanmoins une pseudomorphose, c'est-à-dire comment
il en a gardé les structures tout en rejetant son contenu, et
comment cette étrange évolution appelle tout ensemble le
monde moderne face à l'Evangile, et l'Eglise chrétienne face
à la notion moderne de progrès à des prises de conscience
plus aiguës et plus lucides.
I
Si l'on compare la pensée hébraïque avec celle des civilisations
voisines, l'Assyrie, la Babylonie, l'Egypte, on ne peut
manquer d'être frappé par une différence affectant des
représentations religieuses et morales par ailleurs très semblables.
L'Assyro-Babylonie et l'Egypte apparaissent comme
le monde du mythe, c'est-à-dire d'une réalité s'engendrant
elle-même sans relâche, déployant indéfiniment les actes
successifs d'un spectacle perpétuel, amenant sans cesse les
mêmes forces aux mêmes résultats, eux-mêmes points de
départ de nouveaux déploiements ramenant à des résultats
tout semblables aux premiers. Chevaux de bois de quelque
carrousel cosmique, hommes et dieux tournent, montent,
descendent, retournent, remontent, redescendent, dans un
mouvement que rien n'arrête et qui pourtant ne mène nulle
part.
Combien la notion hébraïque de la réalité est différente!
Ici, la réalité est fondée dans une volonté souveraine, Yahvé,
(«L'Eternel», comme disent nos traductions protestantes et
je ne sache pas qu'on puisse mieux traduire, si l'on y tient.
Pourquoi «l'Eternel» serait-il nécessairement immobile?)
Yahvé q'ui, d'un mouvement irréversible, tend vers un avenir
non interchangeable avec le passé. Cette tension est la vie
même de Dieu, elle est son existence. Elle est progrès, et
non cycle, elle est finalité, et non perpétuel recommencement.
Elle n'est pas mythe, elle est histoire, l'histoire signifiant alors
non plus seulement le récit des événements passés, mais leur
déroulement même, rendu intelligible par leur finalité.
En tant que progrès, que finalité, qu'histoire, la vie de
Dieu manifeste que la réalité tout entière vient de Dieu et
n'est destinée qu'à Dieu. Sans doute une telle signification
n'est-elle pas lisible dans le cours même des choses. Elle
n'est discernable que dans la mesure où Yahvé, en se révélant
lui-même par ses prophètes, donne aux hommes une grille
qui leur permet de déchiffrer l'énigme de la réalité. C'est
dire qu'une telle connaissance, l'homme ne l'a que par la foi
en la Parole interprétatrice de la réalité qui, sans elle,
demeure mystérieuse. Mais, par la foi, l'homme a cette
connaissance. S'en tient-il à ce qu'il voit, à ce qu'il sent, à
ce qu'il éprouve, le monde demeure un chaos. Fait-il confiance
à la Volonté qui lui a parlé, l'avenir du monde et son propre
avenir lui deviennent certains en vertu de l'avenir de Yahvé,
plus précisément en vertu de Yahvé qui est l'avenir. Par là,
c'est la réalité tout entière qui se structure à partir de son
accomplissement futur, le passé apparaissant dès lors comme
la préparation de l'avenir auquel Dieu la conduit souverainement
et d'un mouvement irréversible.
Cette structure dé la réalité, fondée en Yahvé qui est
l'avenir, n'est pas le propre du judaïsme seulement. Elle
caractérise également le christianisme. Pour le christianisme
aussi, la réalité passée et présente n'est discernable et intelligible
que par rapport à Dieu qui est l'avenir. Mais alors
que, dans le judaïsme, la manifestation des modalités selon
lesquelles Dieu déploie sa volonté demeure encore du seul
domaine de l'avenir, ces modalités, pour le christianisme, ont
été tout à la fois pleinement réalisées et définitivement
révélées dans le Christ. La manifestation, l'épiphanie du
Christ au sein du monde, au milieu du cours des événements,
n'est pas encore la fin. Mais elle est la constitution complète
et la révélation totale des moyens par lesquels Dieu sera la
fin et par lesquels il donne à l'homme, dès maintenant, par
la foi, de tendre, à cette fin, de tendre à Dieu.
Pour caractériser ces moyens, le plus simple est de
mentionner deux aspects du fait chrétien primitif: la prédication
du Christ et la destinée dont il l'a scellée.
La prédication du Christ, l'Evangile, revient en somme
à ceci: rien de ce qui est dans le monde et, plus encore, rien
de ce que Dieu a déposé dans le monde de lui-même, de sa
volonté, de sa Loi, ne peut faire obstacle à la souveraine
liberté par laquelle Dieu est son propre avenir et fera participer
le monde et l'homme à cet avenir. Ni les forces du
mal, ni même la Loi divine —dépôt de la volonté de Dieu
dans le monde — ne peuvent faire obstacle à la marche de
Dieu vers son avenir et, par là même, vers l'avenir des
hommes et du monde. De là l'espérance du Christ pour les
hommes, fussent-ils victimes du mal, fussent-ils même
pécheurs, fauteurs du mal, coupables, tombant sous le coup
de la Loi, tels les «péagers et les pécheurs». De là son
opposition aux bien-pensants, aux pharisiens ou aux prétendus
réalistes, aux yeux desquels le mal et le péché ont la puissance
de compromettre l'avenir de Dieu, parce qu'ils font
dépendre cet avenir de la capacité d'obéissance des hommes.
De là la préférence du Christ pour ce qui est perdu — la
brebis perdue, la drachme perdue, l'enfant perdu — parce
que c'est à l'endroit de ce qui est perdu qu'il se manifeste
le mieux que l'avenir de Dieu et par lui l'avenir de ce qui est
perdu demeure souverainement ouvert.
Ce que le Christ a dit, il l'a vécu. Sa croix, c'est sa
prédication faite acte. Le mal, le péché et même la Loi y
triomphent apparemment. Mais ce triomphe, loin de compromettre
l'avenir de Dieu, fait au contraire éclater la victoire
de Dieu. Car c'est une croix rédemptrice, où Dieu triomphe
du mal par le moyen même du mal. Telles sont les modalités
de sa marche en avant: per crucem ad lucem, par la croix
à la lumière, par la défaite à la victoire, non que la défaite
soit une étape sur le chemin de la victoire. Elle est le moyen
de cette victoire même. La cupidité ou l'ambition déçue de
Judas, le légalisme pharisien ou le collaborationisme d'une
minorité de Juifs, mais d'une minorité agissante, l'indifférence
des païens, tout ce qui, semble-t-il, devait compromettre à
jamais l'Evangile, est au contraire ce qui l'a établi et confirmé.
Sans doute l'avenir n'est-il pas encore atteint. Mais la
marche qui y conduit est dès maintenant connue: l'avenir,
c'est-à-dire Dieu est ouvert au monde et aux hommes, pourvu
qu'ils le saisissent selon ces modalités-là, unissant par la foi
leurs échecs, leurs croix, leurs morts, à la croix victorieuse
du Christ, unissant leur existence à l'histoire du Christ
ouverte à leur avance, à leur progrès.
Les contradictions de l'existence, les obstacles créés par
le mal et par la désobéissance au bien, tout ce qui était
fatum, destin inintelligible pour l'homme antique, se trouve
ici assumé dans l'intelligibilité. Ce qui était tragique; c'est-à-dire
absurde, devient significatif. Ce qui était perpétuel
recommencement d'un effort sans résultat est devenu, par
le Christ, cheminement vers un avenir déjà présent par la foi,
la victoire de Dieu s'établissant par le triomphe de ce qui la
niait.
Le progrès évangélique, c'est donc je progrès de Dieu,
menant l'histoire de Dieu à sa finalité divine. Par la foi, les
hommes sont intégrés à cette histoire-là, qui les soutient
au-dessus de leurs abîmes et de leurs chaos, comme la corde,
solidement tenue par le guide, placé plus haut et en avant,
assure la cordée de varappeurs. Il s'agit bien d'histoire, dans
ce progrès, mais c'est de l'histoire de Dieu, et d'elle seule.
Sans doute affecte-t-elle les hommes, mais elle les affecte
précisément en ceci qu'elle les empêche de tomber dans leur
histoire, dans les abîmes au milieu desquels ils se trouvent.
Elle ne s'intègre pas à leur histoire, elle ne se confond pas -
avec les abîmes au-dessus desquels, précisément, elle les
maintient.
On dit souvent que la foi judéo-chrétienne a introduit
dans la conscience humaine la notion d'histoire, entendue
comme le déroulement d'événements significatifs, de par la
fin à laquelle ils tendent. Il importe de bien le remarquer:
c'est, à proprement parler, une notion très particulière
d'histoire qu'elle a introduite, l'histoire de Dieu et non la
notion, bien différente, d'histoire universelle. Il en va de
même de la finalité, du sens de l'histoire. La finalité, le sens
de l'histoire, tels que les a introduits la foi judéo-chrétienne
ne se rapportent qu'à cette histoire-là, et nullement aux
abîmes et aux chaos de l'histoire universelle.
II
Essayons maintenant de tracer l'évolution qui a conduit
de la notion évangélique à la notion moderne de progrès.
Si l'on considère l'évolution de la notion de progrès,
on ne peut manquer d'être frappé par un premier fait: le
progrès moderne est un produit de la pensée occidentale. En
d'autres termes, il apparaît sur le terrain de l'Eglise latine,
du christianisme d'Occident. L'Orient chrétien, à cet égard,
est demeuré beaucoup plus proche du christianisme primitif
et des premiers siècles. Sa pensée, à la suite des Pères grecs
et des Evangiles, n'a pas développé de théologie de l'histoire
universelle. Une seule chose compte pour elle: l'histoire de
Dieu. Pour le dire dans le jargon occidental contemporain,
elle n'est pas «dans le coup», la théologie d'Orient, pas plus
que ne le sont d'ailleurs les Evangiles.
Il en fut et il en est sans doute de même en Occident,
partout où l'Eglise est fidèle à son fondement. Mais ici, en
Occident, on assiste, parfois dans l'Eglise, parfois en marge
d'elle, puis contre elle et finalement contre l'Evangile lui-même,
à une spéculation toujours plus précise, relative aux
rapports entre l'histoire de Dieu et les événements que l'on
se met à appeler l'histoire, en un sens de plus en plus vaste:
le déroulement de l'ensemble des activités humaines, ensemble
conçu comme cohérent et par lui-même significatif.
Marquons brièvement les' étapes essentielles de cette
évolution. Sur ce point, comme sur tant d'autres, le point de
départ de la pensée spécifiquement occidentale parait bien
être saint Augustin. Sous le coup de l'écroulement imminent
et déjà visible de l'empire romain, en Occident tout àu moins,
saint Augustin a été amené à distinguer entre la Cité de
Dieu, qui demeure et la cité terrestre, qui passe. Il n'y a là
apparemment, rien que de très évangélique. Mais le seul fait
de poser une telle distinction impliquait une évolution
possible: l'examen des rapports entre la Cité de Dieu et la
cité terrestre, en d'autres termes, entre l'histoire de Dieu et
l'histoire générale, l'élaboration de ces rapports, en bref, une
théologie de l'histoire universelle, entreprise totalement étrangère
à l'Evangile, pour lequel les événements que nous
appelons aujourd'hui «historiques» ne sont que l'abîme sans
fond et sans signification au-dessus duquel les hommes sont
tenus, en vertu de leur rattachement à Dieu, par la foi.
C'est bien à une théologie de l'histoire qu'aboutit une
part notable de la spéculation occidentale. Pour être courts,
allons d'emblée à son expression la plus nette: Bossuet.
Comme s'il en savait davantage, l'évêque de Meaux en dit
beaucoup plus que saint Augustin sur le sujet. Il ne se borne
pas à juxtaposer, comme lui, la Cité de Dieu et la cité terrestre.
Il croit pouvoir montrer comment elles s'articulent l'une
sur l'autre, comme Dieu suscite les vicissitudes de la seconde
pour concourir à l'édification de la première. Voici, en effet,
ce qu'il enseigne à son royal élève, dans le dernier chapitre
de l'écrit, typiquement intitulé Discours sur l'histoire universelle.
«Souvenez-vous, Monseigneur, que ce long enchaînement
des causes particulières, qui font et défont les empires,
dépend des ordres secrets de la divine Providence. Dieu tient
du plus haut des cieux les rênes de tous les royaumes... Ne
parlons plus de hasard ni de fortune; ou parlons-en seulement
comme d'un nom dont nous couvrons notre ignorance.
Ce qui est hasard à l'égard de nos conseils incertains, est un
dessein concerté dans un conseil plus haut, c'est-à-dire dans
ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les
effets dans un même ordre. De cette sorte tout concourt à
la même fin; et c'est faute d'entendre le tout, que nous
trouvons du hasard ou de l'irrégularité dans les rencontres
(c'est-à-dire dans les conjonctures) particulières» 3.
Mais cette ignorance des desseins de Dieu, dont parle
Bossuet, n'existe que pour autant que l'homme refuse de voir
la Providence à l'oeuvre dans la totalité de l'histoire. A preuve
ce que l'on peut lire un peu plus bas: «C'est pourquoi tout
est surprenant, à ne regarder que les causes particulières, et
néanmoins tout s'avance avec une suite réglée. Ce discours
vous le fait entendre.» 4 En effet, comme on le sait, Bossuet
a montré, tout au long de son Discours, et particulièrement
dans la troisième partie, «les Empires», comment l'histoire
universelle manifeste le plan de Dieu pour l'établissement de
sa volonté.
Dans les passages de Bossuet que je viens de citer,
remplacez les mots «conseil éternel» par «raison absolue»,
et vous avez un texte que le philosophe Hegel aurait pu
écrire et signer. Il le pourrait même sans cette modification.
Dès le moment, en effet, où l'histoire divine est considérée
comme s'accomplissant non seulement au sein de l'histoire
universelle mais encore, ce qui est tout différent, par le
moyen de l'histoire universelle, au point qu'on puisse en
«faire entendre la suite réglée», il est indifférent d'en attribuer
les causes à la Providence, à la raison, à l'essence des
choses ou même, tout uniment, à l'homme lui-même, agissant
avec ou sans l'aide d'une puissance différente de lui.
Une théologie de l'histoire universelle aboutit ainsi
nécessairement à une philosophie de l'histoire universelle.
Et c'est bien ce qui s'est produit au cours de la période qui
va de Bossuet à Hegel. Le progrès évangélique, qui était le
progrès de Dieu, dans le sens où nous l'avons esquissé, est
devenu le progrès de l'histoire. Ce n'est plus l'Evangile lui-même
qui fonde et qui maintient la notion de progrès, ce
n'est plus par rapport à l'histoire de Dieu, et à elle seule, qu'il
y a lieu de parler de progrès et que le progrès est une notion
intelligible. Mais c'est la notion de progrès qui s'émancipe
et se trouve dès lors reposer sur elle-même. Dès lors, selon
les cas, les partisans de ce progrès-là, du progrès au sens
moderne, pourront saluer dans l'Evangile l'une de ses manifestations,
comme le font, au dix-huitième siècle, Lessing ou
Turgot, par exemple, Rousseau peut-être aussi, bien que sa
pensée soit beaucoup plus complexe. Ils pourront aussi considérer
l'Evangile comme un obstacle au progrès, comme le
font plus volontiers Voltaire, Condorcet et, de manière
générale, les Encyclopédistes français. Peu importe en somme
puisque, tant dans un cas que dans l'autre, de corollaire,
d'attribut de l'histoire de Dieu qu'il était à son origine judéo-chrétienne,
le progrès est devenu la substance même de
l'histoire universelle.
Le progrès étant désormais posé en thèse, en sujet de
l'histoire universelle, tout semblait venir le confirmer. Tout
d'abord, bien sûr, les progrès scientifiques et techniques dont
l'essentiel était acquis, dès le dix-septième siècle, en Angleterre,
mais qui devaient trouver maintenant — contre l'intention
souvent des plus éminents qui les avaient promus, de
Newton, par exemple — un emploi bienvenu pour démontrer
le progrès et pour acquérir par là une portée hardiment
polémique.
Plus encore, la découverte croissante du vaste monde
et de tant d'autres «religions» semblait venir à l'appui des
spéculations d'un Joachim de Flore, reprises par Lessing, et
annonçant, après l'âge de l'Ancien et l'âge du Nouveau
Testament, le troisième âge, dépassant l'Evangile et établissant
enfin sur la terre le royaume final que le second âge
n'avait encore situé que dans l'étroit' avenir eschatologique,
accessible par la seule foi au seul Jésus-Christ.
Nous n'avons pas le loisir de poursuivre ici cette évolution,
dont le dix-huitième siècle a été et demeure l'étape
essentielle, et d'examiner comment elle s'est déroulée au
cours de ces deux derniers siècles. Aussi bien n'est-ce pas
indispensable à notre sujet, puisque à cet égard le dix-neuvième
et même le vingtième siècle n'offrent rien qui n'ait
son origine dans le dix-huitième, preuve manifeste de l'importance
de ce siècle.
III
L'évolution que nous venons de tracer, en brefs rappels,
est-elle authentique, légitime, cohérente à tous le moins, ou
constitue-t-elle au contraire un conglomérat d'éléments
contradictoires? En d'autres termes, 'la notion de progrès
est-elle susceptible d'être projetée du plan judéo-chrétien sur
le plan d'une réalité considérée indépendamment du prophétisme
israélite et de l'Evangile du Christ? La notion de
progrès —progrès au singulier! — est-elle réelle, intelligible,
significative, dès lors qu'elle n'est plus considérée comme
relative à l'histoire de Dieu, à laquelle les hommes peuvent
avoir part, dès maintenant, par la foi?
Répondre à une si vaste question réclamerait, il va de
soi, de plus vastes développements encore. Tentons de donner
une idée, si sommaire soit-elle, de la démarche que ces
développements comporteraient.
La notion de progrès implique nécessairement celle d'une
avance, d'une marche en avant, vers un avenir non interchangeable
avec le passé. L'avenir chrétien, nous l'avons vu,
est l'avenir de Dieu, mieux encore l'avenir qui est Dieu,
L'homme peut marcher vers cet avenir-là, dès maintenant,
en s'associant par la foi à la souffrance victorieuse du Christ.
La caractéristique d'un tel avenir, c'est d'être «eschatologique»,
comme on le dit dans le langage de l'école. Eschatologique,
c'est-à-dire 'relevant non pas de l'histoire universelle,
passée, présente ou même future, mais de l'histoire
passée, présente et future de Dieu laquelle, bien qu'étant
descendue dans l'histoire universelle ne se dissout pas pour
autant dans cette histoire universelle, mais en demeure toujours
distincte, au-dessus et au-delà d'elle, histoire eschatologique
annoncée par les prophètes, incarnée par le Christ et
attestée par l'Eglise. C'est d'un avenir ainsi conçu que le
progrès évangélique tire toute sa substance.
Qu'adviendra-t-il du progrès, dès le moment où l'avenir
sera conçu comme un avenir historique, historique étant
entendu ici dans le sens de relatif aux événements qui se
déroulent au sein de l'histoire universelle? Qu'adviendra-t-il
du progrès dès que l'avenir est différent de l'avenir défini
par l'histoire de Dieu en Israël et en Jésus-Christ?
On ne saurait répondre à une telle question sans s'être
demandé d'abord ce qu'il en est de la connaissance de cet
avenir historique. De toute évidence, parler de progrès, c'est
parler d'une marche vers un but que l'on connaît, d'une
manière ou d'une autre, but par rapport auquel, précisément,
il y a lieu de parler de progrès. Or, comment pourrait-on
connaître l'avenir historique? Depuis le dix-huitième siècle,
les nombreux partisans de l'idée de progrès historique ont
fait un grand effort pour essayer de discerner ce que l'on se
mit à appeler le sens de l'histoire. On a tenté de discerner
dans le passé de l'histoire universelle des lignes de force,
susceptibles d'être prolongées et de. dessiner à l'avance
l'avenir par rapport auquel il serait possible de parler de
progrès. A cet égard, les progrès de la science et de la
technique semblaient donner des directives suffisamment
claires. Il y a, par exemple, dans l'ordre de la science et de la
technique, un incontestable «progrès» de la découverte du
feu à celle de la vapeur, de celle de la vapeur à celle de
l'électricité, de celle de l'électricité à celle de l'énergie
atomique.
Mais est-il possible de passer de la catégorie des progrès
scientifiques à celle, bien différente, du progrès historique?
Cela supposerait que la réalité historique est tout entière et
uniquement relative à la science et à la technique. C'est l'idée
dè Frédéric Joliot-Curie, par exemple, qui déclare qu'il faut
«appliquer l'esprit scientifique pour trouver des solutions
aux difficiles problèmes de notre existence présente» 5. Ces
difficultés sont dues, selon lui « aux mauvais usages de la
Science, à ce que je voudrais appeler les détournements de
la Science» 6. Remarquons l'expression: «les détournements
de la Science». Elle est très typique. Elle montre que, pour
Joliot-Curie, la science contient en elle-même les directives
nécessaire à son bon usage, que les progrès scientifiques et
techniques constituent le fleuve même du progrès et qu'il
suffit de ne pas détourner ce fleuve de son cours pour qu'il
atteigne la fin qu'il porte en soi.
Pourtant, ce dont Joliot-Curie ne rend pas compte, c'est
que ces détournements de la science soient possibles. Il
passe abusivement de la catégorie des progrès scientifiques
et techniques à la catégorie du progrès historique, sans
paraître se rendre compte qu'il introduit subrepticement une
inconnue nouvelle dans l'équation de l'histoire: l'utilisation
que l'homme fera des conquêtes scientifiques, et cela en
vertu de sa liberté. Il n'est pas inscrit dans la découverte
des emplois du gaz qu'on ne peut pas, ni même qu'on ne
doit pas s'en servir pour anéantir cinq millions d'Israélites,
comme cela a été fait de nos jours. Il n'est pas inscrit dans
la découverte de l'énergie atomique qu'on 'ne peut pas, ni
même qu'on ne doit pas construire grâce à elle des bombes
capables d'anéantir une ville, une province, un pays tout
entier. La science, comme telle, demeure muette à cet égard.
La catégorie du progrès, au singulier, ne saurait être tirée
de la catégorie des progrès scientifiques et techniques.
D'autres éléments entrent en jeu, parmi lesquels, éminemment,
la volonté humaine.
Et la volonté humaine est imprévisible. Quelles que
soient les lignes que l'on puisse tirer du passé vers l'avenir,
il est une composante du système vectoriel qui manquera
toujours: l'utilisation que les hommes feront de leur liberté.
Cette composante, à elle seule, suffit à constituer un coefficient
d'incertitude totale, qui pourra affecter positivement
ou négativement les progrès scientifiques ou techniques.
Nous voici amenés à la constatation suivante. Dans la
mesure où la notion de progrès est détachée de son origine
judéo-chrétienne, elle perd toute référence avec une réalité
quelconque, elle devient un pur vocable sans signification.
S'il en est ainsi, c'est parce que, dans la thèse chrétienne, la
volonté de Dieu, qui est l'avenir, est une volonté déjà connue.
C'est parce qu'elle est déjà connue qu'elle peut susciter une
marche en avant, un progrès vers un avenir déjà qualifié.
Dans la thèse sous-jacente à la notion moderne de progrès,
la volonté de l'homme entre dans la composition de l'avenir,
mais cette volonté n'est pas connue et, par conséquent,
l'avenir — l'avenir historique — n'est pas connaissable non
plus.
On ne saurait donc faire ici l'objection suivante, assez
fréquente, sous des formes diverses: puisque le progrès
évangélique est basé sur la foi en Dieu, pourquoi le progrès,
au sens moderne, ne pourrait-il pas être basé sur ce qu'on
pourrait appeler la foi en l'homme? Pourquoi le déplacement
de la notion de progrès du plan judéo-chrétien, eschatologique,
sur le plan moderne, historique, devrait-il entraîner sa
dissolution? N'est-ce pas simplement que le progrès est alors
fondé dans une autre foi?
L'objection n'est pas pertinente, parce que la volonté à
venir de Dieu, dans la thèse judéo-chrétienne, est une
volonté connue, tandis que la volonté à venir de l'homme,
dans la thèse moderne, est une volonté inconnue. Personne
ne peut savoir ce que les hommes voudront. L'acte de foi
aura donc, dans le premier cas, un objet connu, et, dans le
second cas, un objet inconnu. L'on ne saurait donc mettre
en balance ces deux fois: la foi en Dieu et la foi en l'homme.
Car l'une est la foi en une révélation exprimée, concrète, et
peu importe ici que cette révélation soit connue par la foi.
Elle est connue par la foi, sans doute, mais ce n'est pas la foi
qui la crée. Elle procède d'elle. La foi en la volonté de
l'homme, au contraire, est la foi en un X dont on ne peut
rien dire. De la foi en la volonté de Dieu pourra donc, devra
donc découler une notion de progrès. De la foi en la volonté
de l'homme, qui est une inconnue, ne pourra découler qu'une
inconnue, dont on ne peut savoir s'il y a lieu de la qualifier
de progrès.
L'a priori chrétien implique donc un progrès. spécifique,
tandis que l'a priori, moderne n'implique qu'une inconnue.
Pourtant, on parle encore de progrès, on y croit encore!
Comment s'expliquer ce fait. étrange, à quoi l'attribuer, sinon
à quelque espérance que l'on a encore dans le coeur, après
avoir refusé l'objet qui en était pourtant l'origine et sans
lequel cette espérance perd toute portée? Et comment ne pas
conclure que la notion moderne de progrès apparaît comme
une pseudomorphose de la notion judéo-chrétienne. On a
gardé de l'Evangile, tout formellement, la finalité de l'avenir,
mais cet avenir n'est plus Dieu, c'est l'histoire universelle. Un
tel transfert qui prétend garder un corollaire et supprimer
la proposition qui le fonde explique les ambiguïtés fondamentales
de la notion moderne de progrès, ambiguïtés dont il
n'est peut-être pas superflu de donner au moins deux
exemples.
IV
Dans ses Leçons sur la philosophie de l'histoire (1830),
Regel constate que le passé est une grande tragédie. Et il
poursuit: «Quand nous considérons ce spectacle des passions
et que nous envisageons les suites de leur violence, de la
déraison qui ne s'allie pas seulement à elles, mais aussi et
surtout aux bonnes intentions,, aux fins légitimes, quand de là
nous voyons surgir le mal, l'iniquité, la ruine des empires
les plus florissants qu'ait produits le génie humain, nous ne
pouvons qu'être remplis de tristesse par cette caducité et,
étant donné qu'une telle ruine n'est pas seulement une
oeuvre de la nature, mais encore de la volonté humaine, en
arriver en face de ce spectacle, à une affliction morale, une
révolte de l'esprit du bien, s'il se trouve en nous. On peut
amplifier ces résultats, sans exagération oratoire, jusqu'au
tableau le plus terrible, simplement en rapprochant avec
exactitude toutes les infortunes subies par ce qu'il y a eu de
plus beau en fait de peuples, de constitutions et de vertus
privées, et pousser ainsi l'émotion jusqu'à la douleur la plus
profonde, la plus perplexe, à laquelle ne peut faire équilibre
aucune conséquence apaisante; nous ne pouvons nous maintenir
contre elle ou nous arracher à elle que par la pensée:
il en a été ainsi; c'est la destinée, on n'y peut rien changer» 7.
Mais, quelques lignes plus bas, Regel s'interroge: «En
considérant l'histoire comme l'autel où ont été sacrifiés le
bonheur des peuples, la sagesse des Etats et la vertu des
individus ,on se pose nécessairement la question, pour qui,
à quelle fin ces immenses sacrifices?» 8
Cette citation de Hegel appelle la remarque suivante.
La question qui, selon le philosophe, vient «nécessairement»
à la pensée, savoir «pour qui, à quelle fin ces immenses
sacrifices?» ne procède en rien de la description qu'il vient
de faire. Aussi bien l'histoire, telle qu'il la décrit, n'a-t-elle
pas de sens. Elle n'est éclairée par aucune finalité. Si Hegel
peut néanmoins se demander quel est son but, force nous est
de constater que sa question provient d'ailleurs que de la
substance de l'histoire qu'il considère. D'où pourrait-elle bien
provenir, cette question, sinon de la finalité judéo-chrétienne
à laquelle il se réfère subitement? C'est en vertu de cette
finalité qu'il croit ne pouvoir en rester à l'acceptation, tout
antique et païenne, du fatum, de la destinée. Mais cette
finalité judéo-chrétienne, donc eschatologique, donc de foi,
il pense (et c'est à cela que revient toute son entreprise
philosophique) pouvoir la transporter dans l'histoire universelle,
l'y montrer à l'oeuvre et l'identifier à la raison en acte,
en contradiction, ou, tout au moins, sans aucun rapport avec
les constatations historiques qu'il ne peut, par ailleurs,
s'empêcher de faire et d'où ne rayonne aucune finalité.
On signalera une ambiguïté analogue chez Karl Marx,
quelque différent que soit au reste le marxisme de l'hégélianisme.
Partons d'une déclaration du Manifeste communiste
(1848): «Est-il besoin de beaucoup d'intelligence pour
comprendre que les représentations que les hommes se font,
leurs idées, leurs notions, en un mot leur conscience varient
selon leurs conditions de vie, leur relations sociales, leur
existence sociale?» 9 En d'autres termes, la conscience que
les hommes ont des choses est un produit de leur situation
sociale et économique. C'est, vous le savez, l'un des points
caractéristiques de la pensée de Marx. A la situation de
l'esclave correspond une conscience. d'esclave. A la situation
de l'exploiteur correspond une conscience d'exploiteur. Le
progrès historique consistera, pour Marx, en ceci, que les
hommes, aliénés par leur esclavage et même par leur domination,
seront désaliénés par la marche en avant de l'histoire
qui, par la lutte des classes, aboutira d'abord à la dictature
du prolétariat puis, par elle, à la libération de tous les
hommes et à l'établissement de la société sans classes, selon
un processus que je n'ai pas à exposer maintenant. Ce que
je voudrais me borner à remarquer, c'est que la déclaration
que je viens de citer ne saurait être comprise comme signifiant
simplement qu'il y a des exploiteurs et des exploités,
et que l'évolution de l'histoire entraînera une modification
fondamentale dans la conscience humaine. La déclaration
de Marx emporte bien davantage. Elle contient un jugement
de valeur: il est bon que l'homme soit délivré de ses aliénations,
et c'est pourquoi l'évolution qui y conduit — par le
double jeu de la nécessité historique et de l'action des
volontés humaines — est un progrès. Mais où Marx va-t-il
chercher l'idée que cette évolution soit bonne? Où va-t-il
chercher le jugement de valeur en vertu duquel les exploiteurs
sont les enfants des ténèbres et les exploités les enfants
de lumière? Où, sinon dans le dynamisme judéo-chrétien qui,
contrairement aux religions antiques et aux religions à castes,
considère que la liberté est un bien pour l'homme et que
tous les hommes ont part à une dignité égale?
Je fais abstraction ici, il va de soi, de la question de
savoir si l'évolution telle que Marx la conçoit est réelle, et
si elle conduit vraiment à la liberté et à la dignité humaines.
Je me borne à constater que Marx, sans le savoir, plus encore,
sans le vouloir et même en le déniant énergiquement, argumente
à partir du dynamisme judéo-chrétien. Sans ce postulat,
le jugement qu'il porte sur les «oppresseurs» et les «opprimes»,
sur la lutte des classes, sur l'évolution de l'histoire
telle qu'il la conçoit pourrait tout aussi bien faire placé au
jugement exactement contraire. Pourquoi ne serait-il pas
meilleur que les esclaves conservent une conscience d'esclave?
C'est ce que l'immense majorité des hommes ont admis,
pendant des millénaires, pensant au reste témoigner une juste
compassion pour l'esclave en se gardant bien' d'éveiller en
lui la conscience de son esclavage. Le frisson moral, pour ne
pas dire moraliste, et même puritain, qui anime constamment
Marx, les termes d'exploitation, d'oppression, de domination
qui reviennent constamment sous sa plume, tout chargés
d'une espèce d'indignation prophétique, trahissent à ne pas
s'y méprendre une origine biblique, plus particulièrement
hébraïque, étonnamment conjuguée avec l'athéisme le plus
radical.
L'on conclura, avec le philosophe Karl Löwith, dans un
ouvrage que je ne saurais assez recommander à l'attention
de ceux qui entendent l'allemand 10 ou l'anglais 11 : «Le
matérialisme historique, c'est l'histoire du salut dans la langue
de l'économie politique... Il n'est pas possible de prouver
scientifiquement la vision de la vocation messianique du
prolétariat et d'enthousiasmer des millions d'adhérents par
la simple constatation des faits» 12. Arrêtons-nous à cette
dernière phrase. Elle ne signifie rien d'autre que ceci: de
la simple constatation des faits, tels que Marx les expose, ou
croit les exposer (nous pouvons laisser ici la question ouverte),
on ne saurait déduire qu'ils sont animés d'un progrès. Dans
son jugement sur l'évolution historique, telle qu'il la conçoit,
Marx recourt à une catégorie 'qui n'est pas donnée par
l'évolution dont il se réclame et dont il croit abusivement
pouvoir la tirer. ,
Nous n'avons pas le loisir d'examiner maintenant d'autres
représentants du progrès moderne. D'ailleurs, les exemples
que nous pourrions aligner — et où, sans doute Auguste
Comte, Proudhon et, à d'autres égards, Georges Sorel, figureraient
en bonne place — ne feraient que montrer d'autres
aspects de la même ambiguïté, imputable à la pseudomorphose
dont nous avons reconnu l'origine. Pas davantage ne
nous est-il possible d'étudier la pensée de tous les hommes
qui, dès le siècle dernier, ont contre-battu: Kierkegaard,
Nietzsche, Dostoiewsky, pour ne mentionner que les plus
illustres, mais aussi Tocqueville et Jacob Burckhardt, sans
parler, il va de soi, des penseurs réactionnaires s'opposant à
la notion révolutionnaire du progrès historique, non parce
que ce progrès n'existerait pas selon eux, mais parce qu'ils
le conçoivent selon un schéma analogue à celui de Bossuet.
Tel, par exemple, l'Espagnol Donoso Cortes. Tel encore
Charles Maurras.
V
Ce que nous venons de reconnaître n'entraîne pourtant
en rien la non-réalité de l'histoire universelle, ni celle du
progrès évangélique. Il nous reste à examiner quels sont
leurs rapports, dans de telles conditions. Un nombre considérable
de perspectives s'ouvrent ici. Il faut faire bref, et j'en
mentionnerai quatre.
- 1. On relèvera tout d'abord que l'histoire universelle n'a
pas de signification par elle-même, puisque le progrès eschatologique
ne s'y dépose pas de manière à en devenir l'une
des composantes, à s'y incorporer, à s'y perdre. A cet égard,
la notion que Jacob Burckhardt a de l'histoire est parfaitement
conforme au progrès eschatologique. Pour lui, l'histoire
universelle est une succession non significative de causes et
d'effets. Mais, à ce titre, elle est le lieu où l'homme peut
marcher dans la direction de Dieu. Son progrès est une
marche dans un espace qui n'est pas lui-même le progrès.
Par rapport à Dieu, seule finalité réelle et intelligible, rien
n'est jamais historiquement acquis, à titre définitif, et rien
n'est jamais compromis, à titre définitif. Mais la finalité divine,
en se révélant à l'homme, le place devant la décision: penser
et agir én fonction d'elle. A cet égard, tous les hommes sont
placés devant la même situation, à la même distance de Dieu,
sans que ceux qui sont nés plus tard, dans le déroulement du
temps, se trouvent dégagés d'une partie de leur responsabilité
par ceux qui les ont précédés. Le progrès n'est donc pas le
fait de cette chose abstraite qu'on appellerait l'humanité.
Il est le fait de l'homme concret, de sa naissance à sa mort.
Sans doute les progrès scientifiques et techniques existent-ils,
mais chaque homme est appelé à leur donner un coefficient
valorisateur qu'ils ne contiennent pas.
2. Dès le moment où le progrès ne se coule pas dans
l'histoire, mais demeure eschatologique, dès le moment où
la marche n'est pas identique au lieu où elle se déroule, il
est bien évident que l'histoire ne domine pas l'homme. Dans
la pseudomorphose du progrès moderne, l'histoire est négatrice
de la liberté, elle écrase l'homme. Elle l'écrase à tous
égards, soit que l'on considère l'avenir comme résultant du
passé, soit qu'on considère l'histoire comme finalisée par la
volonté à venir de l'homme.
Dans le premier cas, l'homme serait déterminé par son
passé. Et cette détermination serait plus atroce encore, si
elle devait être imputable à l'établissement du Bien dans
l'histoire. Corruptio optimi pessima! Le Bien est le pire,
lorsqu'il est corrompu. Et c'est une corruption du vrai Bien
que son érection en un absolu, contre les malheureux hommes
qui ne se seraient pas montrés à sa hauteur.
Dans le second cas, ô paradoxe, l'homme serait déterminé
par ce qu'il pense être sa volonté à venir. Mais il ne
connaît pas cette volonté, puisqu'elle est à venir. Qu'il s'agisse
de la volonté de ses après-venants, qu'il s'agisse même de
sa propre volonté à venir, comment pourrait-il en être assuré,
la connaître? L'homme serait donc, curieusement, l'esclave
d'une volonté qu'il ne connaît pas et à laquelle pourtant il
prétendrait se soumettre, en se donnant une peine énorme
pour marcher dans le sens d'une histoire à venir dont il ne
sait rien.
Qu'on la considère par rapport au passé ou par rapport
à l'avenir, la notion moderne de progrès n'est ainsi rien
d'autre qu'une nouvelle forme de pharisaïsme: la loi de
l'histoire serait l'absolu devant lequel tout doit plier, absolu
plus écrasant encore, lorsqu'il s'autorise à tort ou, pis encore,
à raison, des requêtes de ce qui aurait été reconnu, comme
le Bien. Le Bien, le vrai Bien, mais conçu comme une Loi,
comme un absolu, ne connaît pas de rémission. Il est contre
l'homme. Il est contre sa liberté de vivre en créature pardonnée.
Et c'est ainsi que l'homme deviendrait la victime du
progrès, même si — ce qui demeure contestable —le progrès
relevait d'un Bien inscrit dans l'histoire.
Le progrès eschatologique, au contraire, c'est la marche
de l'homme dans la liberté de la grâce. Car ce qui rend
possible cette marche, c'est une finalité qui ne se fond pas
dans l'histoire, mais qui demeure constamment disponible,
étant enracinée dans la rédemption du Christ, qui est la
grâce même, ayant délivré les hommes de la malédiction de
la Loi, cette bonne chose qui aboutit pourtant à l'écrasement
de l'homme.
3. Dès le moment où le progrès ne se coule pas dans
l'histoire, il demeure possible en toutes circonstances. Il n'est
pas de conjoncture où il ne soit possible de progresser vers
Dieu. Rien ne peut faire obstacle à ce progrès, précisément
parce que ce progrès, comme tel, n'est pas historique, quand
bien même il se déroule dans l'histoire qui est son espace.
Le progrès est ainsi toujours possible, même pour les vieillards,
à l'extrême limite de leur vie, même pour ceux qui ont
tout perdu, y compris la vertu. Il est possible encore pour
ceux qui sortent de l'histoire, puisque lui, le progrès évangélique,
va au-delà de l'histoire et défie la mort.
Je m'en voudrais d'insister par trop sur ce dernier point.
Lorsqu'on ne dispose pas du temps nécessaire, on risque
toujours de se faire mal comprendre quand on introduit la
mort dans une argumentation. Il faudrait des précautions,
des précisions, des développements que je n'ai pas le loisir
d'exposer. Il importe pourtant de signaler la chose en passant:
le progrès moderne perd toute signification dès que l'homme
envisage sinon sa propre fin, du moins la fin de l'humanité.
Le progrès eschatologique, face à la mort, face à la fin de
l'histoire, devient plus significatif encore, puisque, selon la
thèse biblique, Dieu est au-delà de la mort, que, selon la
thèse chrétienne, le Christ a vaincu la mort et que c'est
finalement par rapport à cette victoire qu'il y a lieu de parler
de progrès.
Dans Besoin de grandeur, Ramuz l'a bien vu et bien dit.
«L'humanisme comporte la primauté de l'homme... Primauté
de l'homme: l'homme premier, c'est-à-dire qu'il n'y a pas
de Dieu au-dessus de lui; car ou bien c'est Dieu qui commande,
ou bien c'est l'homme qui commande. Ou bien Dieu
lui assigne son rôle dans le monde par une révélation:
Dieu est le maître, et l'homme n'est que le contremaître;
ou bien l'homme est seul dans le monde et c'est lui qui va
déchiffrer le message inclus dans le monde; c'est lui qui est
son maître; c'est lui qui, ayant appris à lire le monde, sera
enfin le maître du monde. Il n'y a pas de moyen terme...
Seulement, est-ce que les athées ne manquent pas
d'imagination? Ont-ils vu clairement où leurs vues allaient
aboutir? L'homme qui est sans Dieu ne peut que passer
dans un monde lui-même qui passe. L'homme sans Dieu est
transitoire dans le transitoire; il doit non seulement s'accommoder
du transitoire, mais encore le revendiquer comme son
lot. Il doit construire, sachant que ce qu'il construit sera
détruit, que rien ne dure et que, si lui-même ne dure pas,
ses oeuvres non plus ne dureront pas. C'est pourquoi il se
réfugie dans le social. Il renonce à son existence propre et
déporte ses propres espoirs sur la collectivité. S'il progresse,
il n'est qu'une fraction du progrès, le vrai progrès étant de
l'ensemble; il doit devenir indifférent à sa propre mort dans
la pensée que les hommes se reproduisent, concluant à une
certaine éternité de l'homme, on veut dire de l'humanité
tout entière, ou du moins à une suffisante durée pour ça en
«vaille encore le coup».
Les hommes qui se contentent du relatif disent: «Un
million d'années», et ils croient qu'ils ont tout dit.
Est-ce qu'ils n'ont pas quand même la vue un peu
courte? est-ce qu'ils n'utilisent pas une carte à trop petite
échelle? ils émettent un grand nombre et ils croient avoir
tout dit.
Mais ajoutez les millions aux millions, ce n'est rien
encore, car c'est quelque chose, et quelque chose est le
contraire de tout» 13
4. Considérer l'histoire non pas comme le progrès, mais
comme le lieu du progrès eschatologique n'entraînera aucun
mépris pour l'histoire. Tout au contraire, c'est parce que le
pèlerin accorde une importance unique et décisive au but
vers lequel il est en marche qu'il vouera toute son attention,
tout son amour à ses compagnons de pèlerinage et aux
hommes qu'il rencontrera sur son chemin. Tout lui sera
moyen, et moyen bienvenu, de témoigner de ce but. Moyens
donc les sciences et moyens les techniques, de témoigner
aux hommes l'amour qui vient de Dieu et qui y va après avoir
passé par les hommes, Langage toujours plus perfectionné,
mais qui deviendrait injure toujours plus meurtrière s'il
servait à annoncer autre chose que la fraternité de la marche,
fondée sur le but commun. Et même, sur ce chemin, pourquoi
ne pas s'arrêter, à l'étape, pour jouer un peu? Jeu libre du
pèlerin, jeu civilisé, jeu gratuit de la libre créature en marche
vers son Dieu.
En un mot, l'histoire universelle n'est pas le progrès,
mais c'est en elle que l'homme progresse vers Dieu qui l'a
précédé dè son propre progrès. Parler de progrès historique
en entendant par histoire le déroulement des événements,
c'est s'engager dans les contradictions du monde moderne
qui pense pouvoir garder la marche vers l'avenir issue de la
finalité judéo-chrétienne tout en rejetant son fondement:
Dieu présent .au-delà de l'histoire.
Touchant le monde moderne, notre conclusion sera celle
de Karl Löwith, philosophe qui n'affiche pas, que je sache,
de convictions religieuses particulièrement nettes mais que
son origine israélite a rendu singulièrement sensible au dynamisme
spécifique de la Bible. «La conception moderne de
l'histoire élimine les éléments chrétiens de création et de
rédemption. En même temps elle s'approprie l'idée antique
d'un mouvement infini et continuel, mais sans en reprendre
la structure cyclique. La pensée moderne est incertaine, elle
ne sait si elle doit être chrétienne ou païenne» 14. Chrétienne,
elle devrait taxer d'illusion sa foi au progrès historique et
sa tentative, toujours renouvelée, d'enrégimenter les hommes
dans une finalité à la fois totalitaire et absurde. Païenne,
elle devrait s'accomoder d'un fatum cyclique et se résigner
au tragique. Voici deux siècles qu'elle hésite, ne pouvant
se résoudre ni à l'un ni à l'autre. Pendant deux siècles, elle
a hésité en fait, mais non dans sa conscience. Au dix-huitième,
au dix-neuvième siècle encore, le progrès historique était le
mot d'ordre le plus réconfortant, réunissant révolutionnaires,
bourgeois et même réactionnaires, par-delà leurs divergences,
dans un espoir commun que l'avenir historique serait meilleur
que le passé. Seuls boudaient quelques génies isolés: Baudelaire,
Poe, Flaubert, d'autres encore, parmi lesquels j'ai déjà
mentionné Nietzsche, Kierkegaard, Dostoiewsky et Jacob
Burckhardt.
Cette hésitation, d'inconsciente, est devenue consciente.
Et le monde moderne, comme un navire sans mâture, pris
entre deux vents, oscille entre le scepticisme, le nihilisme, le
vide, la lassitude de la civilisation occidentale, et les succédanés
de la foi chrétienne qui prétendent remplacer l'avenir
eschatologique de l'Evangile par l'avenir historique du monde
meilleur, dont la manifestation, de troubles en troubles, de
guerres en guerres, de répressions en répressions, est renvoyée
d'année en année, de décennie en décennie, ce qui d'ailleurs
la rend infiniment plus difficile à croire que l'avènement du
Christ qui, lui du moins, ne se présente pas comme un fait
historique, étant situé, en thèse, au-delà de l'histoire.
Il ne m'appartient pas, il n'appartient à personne de
savoir cé qui sortira d'une telle hésitation. Tout ce que nous
pouvons faire, c'est de la reconnaître. Personne ne dispose
de la conscience d'autrui. Mais chacun dispose de la sienne
propre. Et les hommes qui croient à l'Evangile, et l'Eglise
qui est la colonne formée par leur pèlerinage peuvent s'instruire
du spectacle que j'ai essayé de reproduire. Cette
instruction favorisera leur progrès.
Progrès dans la foi, qu'ils n'auront plus besoin de
légitimer pauvrement, en emboîtant le pas aux illusionnés ou
aux désillusionnés du progrès historique. Leur meilleure justification,
même et surtout par rapport au monde au sein
duquel ils vivent, sera d'accomplir paisiblement leur pèlerinage,
en dressant des signes de Dieu sur leur chemin, mais
sans croire et sans faire croire que ces signes soient le but,
sans en faire une loi pour courber les consciences et sans
viser à la puissance historique qui aboutit toujours à mettre
l'homme en esclavage.
Progrès dans leur espérance, puisqu'ils savent, par la foi,
que leur marche les conduit à Dieu, et que le monde tout
entier y marche, sans le savoir encore.
Progrès dans leur amour qui leur permettra de saluer
Jésus-Christ non seulement dans leurs compagnons de pèlerinage,
ceux d'hier et ceux d'aujourd'hui, mais encore parmi
tous les hommes qu'ils rencontreront sur. leur chemin, qui,
plus encore, leur permettra de discerner, par-delà les slogans,
les mots d'ordres, les programmes et les pseudomorphoses,
l'attachement voilé, mais vivace, de tant de soi-disant
incroyants au royaume à venir de Dieu, par-delà l'incrédulité
la foi, par-delà l'illusoire progressisme historique le dévouement
à la seule vraie finalité divine.
Ils sauront, comme les apôtres, accepter d'être haïs,
persécutés, ou, ce qui est pire, méprisés, à cause de leur
manque de foi dans le progrès historique. Car, depuis les
jours des prophètes, du Christ et des apôtres, ce n'est pas à
cause de ce qu'ils croient, mais à cause de ce qu'ils ne croient
pas que les croyants sont insupportables aux incroyants.
Nonobstant tout cela, ils sauront, comme les apôtres, se laisser
eux-mêmes avertir, reprendre, édifier, par ceux qui, tout en
refusant leur témoignage, le confirmeront involontairement
par leurs actes, pèlerins voilés, mais en marche, en progrès
vers le même but qu'eux, découvert dans l'Evangile.
L'Evangile et le progrès! Sujet bien vaste pour les bornes
étroites d'un discours académique. Sujet nécessaire pourtant,
s'il est vrai que la destinée humaine se joue finalement sur
quelques grandes options élémentaires. J'ai tâché de le
traiter aussi simplement que possible, heureux déjà si, quelles
que soient vos opinions, vous aviez pu, à tout le moins,
reconnaître dans mon essai, Mesdames et Messieurs, la volonté
qui est aussi la vôtre que l'Université, propriété du peuple
qui l'a voulue et pour qui elle existe, soit le lieu où l'on
aborde les questions dernières qui se posent à lui.
JEAN-LOUIS LEUBA