DISCOURS
DE M. LE PROFESSEUR EDMOND GRIN
RECTEUR ENTRANT EN CHARGE
Monsieur le Président de l'Association générale
des étudiants,
Les mots que vous venez de prononcer m'ont profondément
touché. Je pense avant tout, il va de soi, à votre proposition d'accueillir
des étudiants hongrois. C'est pourquoi, bousculant le protocole,
je me tourne d'emblée vers vous.
Tous vos professeurs, croyez-le, ont été émus et réjouis par
votre initiative généreuse. Dans l'effort que vous entreprenez avec
vos camarades, vous pouvez compter sur l'appui sans réserve de
votre Recteur.
Quant aux sentiments cordiaux qui sont les vôtres à mon
adresse, je vous en remercie et vous assure qu'ils sont aussi les
miens. Depuis une dizaine de jours, à cause des événements dramatiques
évoqués par M. le Conseiller d'Etat, nous avons eu
l'occasion de nous rencontrer souvent. Tout ce que j'ai vu et
entendu de vous durant ces journées douloureuses, la dignité parfaite
avec laquelle vous avez présidé l'assemblée de lundi à l'Aula,
constituent pour moi un gage précieux pour le proche avenir. Je me
réjouis de collaborer avec vous, dans le respect total de vos libertés
estudiantines et dans la confiance mutuelle.
Monsieur le Conseiller d'Etat,
Depuis tantôt neuf ans, chacun des recteurs sortant de charge,
et chacun de ceux qui entraient en fonctions vous ont dit leur reconnaissance
ou leur espoir. Reconnaissance d'une collaboration confiante.
Espoir de cheminer avec vous, deux ans durant, en parfait
accord.
Permettez qu'à mon tour je répète les mots de ceux qui m'ont
précédé, mais croyez bien qu'ils sont tout autre chose que simples
mots. Comment pourrais-je oublier l'accueil rencontré auprès de
vous il y a quelque six ans? Le président du «Comité de patronage»
d'alors venait vous faire part d'un projet encore un peu
vague: la création d'un foyer-restaurant pour nos étudiants. D'emblée,
j'ai trouvé auprès de vous un esprit compréhensif et un coeur
largement humain. A lui seul ce fait me donne l'assurance que,
demain comme hier, Chef du Département de l'Instruction publique
et Recteur pourront collaborer dans la confiance mutuelle et la
compréhension réciproque, pour le bien de notre Université.
Monsieur le Prorecteur,
Au cours de la dernière séance du Sénat, M. le Prorecteur
Marcel Bridel vous a dit la gratitude sincère de tous vos collègues.
Il m'est donc loisible d'être bref sur ce point, point de pleine et
totale rencontre. Si vous avez eu quelque hésitation à accepter une
lourde tâche, vous avez franchi avec aisance, et avec un entrain qui
ne s'est jamais démenti, la longue étape de ces deux ans. Je vous en
félicite respectueusement, et je vous remercie de la façon collégiale,
amicale même, dont vous venez de me présenter.
Lors de votre entrée en charge, vous avez uni, de très heureuse
façon, un double effort: sans quitter la discipline qui est la vôtre,
vous avez parlé d'une manière pénétrante d'un homme de chez
nous.
Sans vous en douter, vous avez fait école. En effet, le domaine
de la doctrine et de la morale chrétiennes qui m'est confié à l'Université
est infiniment riche. Combien de sujets d'intérêt général ne
renferme-t-il pas, sujets qui pourraient fournir le thème d'un discours
rectoral! Rapports de la foi et de la raison, donc de la dogmatique
et de la philosophie. Explication (historique et religieuse)
de la transformation considérable qui s'est opérée, au sein de la
réflexion théologique, depuis trente ans, par suite de la tendance
nouvelle, dite «dialectique», issue de Karl Barth... Et plusieurs
encore!
Au milieu de tant de possibilités, que choisir?
A mon tour, j'ai jeté mon dévolu sur un homme de notre
terre vaudoise, fort différent du Major Davel pourtant, un homme
qui a appartenu à notre maison: le philosophe Charles Secrétan.
Mesdames et Messieurs,
Mon intention n'est aucunement de tenter de faire ici, comme
l'a fait voici deux ans mon prédécesseur pour Davel, la psychanalyse
du penseur lausannois qui a jeté un vif éclat sur notre Académie.
— Pour l'avoir passablement fréquenté, je voudrais m'appliquer
à parler de lui en théologien —qu'il ne fut pas — et tâcher
de découvrir avec vous pourquoi, sur plus d'un point, cet homme,
dont la voix s'est tue il y a plus de soixante ans, est encore aujourd'hui
d'une étonnante actualité.
En dehors des philosophes et des théologiens de profession, et
de quelques rares pasteurs, peu de gens, chez nous, le connaissent
vraiment. On a lu quelques pages de lui. On a retenu le titre de sa
volumineuse Philosophie de la Liberté, ouvrage qui arrête, voire
peut-être rebute par son abondance même. On a contemplé son
portrait à la salle du Sénat, et aussi le médaillon qui le représente
à la Cité, au-dessus de la vénérable cheminée: Secrétan, ah oui!
l'homme à la barbe de fleuve... Mais ce qu'il fut exactement, en
quoi il a marqué, pour quelles raisons il peut nous être aujourd'hui
encore un inspirateur et un guide, c'est assez généralement ignoré...
A en croire Alfred Fouillée, le penseur français mort en 1912,
auteur d'une histoire de la philosophie qui a connu plusieurs rééditions,
Secrétan était un «pasteur protestant» dont les idées philosophiques
— traduction abstraite des mystères religieux — exercèrent
pendant quelque temps en France une certaine influence dans
l'Université. —Or, non seulement Charles Secrétan n'a jamais été
pasteur, mais il n'a jamais fait des études de théologie complètes.
A l'Académie de notre ville, il s'inscrivit un semestre —le premier
— dans cette faculté, pour passer tôt après à la Faculté de droit.
Les motifs de cette décision ne sont pas faciles à déceler. Bien que
sa foi fût très ferme, il redoutait peut-être l'aboutissement normal
d'une formation théologique: le ministère pastoral. Appartenant
à une famille de gens de robe —chez les Secrétan on était avocat
de génération en génération —le jeune Lausannois «émigra» assez
naturellement sans doute dans la faculté qui formait les juristes.
Probablement pour des raisons d'ordre pratique surtout. Mais,
beaucoup plus que le droit, la philosophie le passionnait. Aussi
bien sont-ce des philosophes (un Schelling, un Baader) et les hommes
de science qu'on appelait alors les Naturphilosophen (un Schimper,
tels disciples de Oken) —et non pas des juristes —qu'il alla à deux
reprises entendre à Munich.
L'erreur d'Alfred Fouillée est donc manifeste. Elle s'explique
pourtant. Du commencement à la fin de sa longue vie (1815-1895),
Secrétan fut préoccupé par le problème religieux. On a même pu
dire, non sans raison, qu'il devint philosophe afin de défendre sa
foi devant les intellectuels. D'une façon ou d'une autre, c'est la
question religieuse qu'il aborde dans chacun de ses ouvrages: la
Philosophie de la Liberté, les Recherches de la méthode, la Raison
et le christianisme, les Discours laïques, le Principe de la Morale,
la Civilisation et la Croyance, Mon utopie, et même ses livres d'études
sociales: le Droit de la femme, les Droits de l'humanité, sont autant
d'oeuvres apologétiques. Le but poursuivi est invariablement le
même: exposé de la foi, défense (combien perspicace, toujours) de
la foi.
On ne s'étonne pas trop, dès lors, que même aux yeux d'un
homme aussi informé qu'Alfred Fouillée, Secrétan ait pu passer
simplement pour un pasteur fortement épris de philosophie.
Assurément Fouillée, dont la curiosité philosophique était constamment
en éveil, n'a pas ignoré l'oeuvre magistrale du penseur
lausannois sur la liberté. Mais pour des motifs dans le détail desquels
il n'est pas possible d'entrer en cet instant, il ne pouvait pas
en admettre la thèse fondamentale concernant la liberté inconditionnelle
et absolue de Dieu. A ses yeux, la notion de l'idée-force
de la liberté présentait une solution beaucoup plus satisfaisante,
puisqu'elle accorde une part égale au déterminisme et à la liberté.
Mais pour d'autres penseurs, contemporains de Fouillée ou légèrement
plus jeunes que lui, la Philosophie de la Liberté fut une
vraie révélation, qui orienta toute leur pensée. Il est significatif
qu'un Emile Boutroux, pour ne mentionner que lui —l'auteur de
l'ouvrage capital De la contingence des lois de la nature, ouvrage qui
a frayé la voie à un antiintellectualisme et à un antimécanisme préparant
et permettant l'effort magnifique de Bergson —se soit constamment
réclamé de Secrétan. A diverses reprises, par exemple dans
la Revue de métaphysique et de morale, Boutroux a évoqué l'enthousiasme
avec lequel la jeunesse intellectuelle de France avait salué
en notre compatriote celui qui la libérait — enfin! — du dogmatisme
de la Sorbonne.
Mais rappeler jusqu'où s'est étendue l'influence de «notre»
philosophe entraînerait beaucoup trop loin. Ce sera rester davantage
dans la discipline qui est la nôtre de chercher à indiquer en
quoi —malgré le siècle entier qui nous sépare de la publication de
ses premiers ouvrages, et bien que la façon dont les problèmes se
posent ait beaucoup changé au cours de tant d'années — Secrétan
demeure encore très actuel.
Deux mots conviennent particulièrement pour caractériser sa
pensée: équilibre, harmonie. Prenons garde pourtant! Bien que
Vaudois de bonne souche — la famille, originaire d'Orny, devint
bourgeoise de Lausanne en 1544 déjà —Charles Secrétan n'est pas
du tout l'homme du «juste milieu» : il a trop de tempérament pour
cela.
Au temps de son adolescence déjà, on peut s'en rendre compte.
Les archives de la section vaudoise de Zofingue sont éloquentes à
ce propos. Rappelons, pour qui l'aurait oublié, que selon la coutume
de l'époque, Secrétan fit d'abord partie de la Société de
Belles-Lettres, puis, au bout d'un an environ, entra à Zofingue,
dont il fut membre actif durant cinq années. La jeunesse «estudiantine»
d'alors est soulevée par une double passion: celle de la
liberté, on est au lendemain de 1803; celle de la religion. Vers
1830-1831, les premiers représentants du «Réveil» religieux apparaissent
dans l'Académie. A en croire la chronique, très rapidement
des étudiants de «tout auditoire» sont «atteints», et pas
seulement des théologiens. Au retour d'une fête zofingienne à
Morat, par exemple, le jeune Euler se trouve sans le savoir sur le
même char que ses camarades «réveillés». «J'entendis lire dans la
voiture, raconte-t-il, et j'écoutai. C'était la Bible, et eux c'était (sic)
des mômiers, ce qui fut prouvé encore à notre arrivée à Payerne
en ce qu'ils allèrent au Sermon qui sonnait avant de se mettre
à déjeuner.»
Une opposition s'organise. A sa tête Edouard Secrétan, le frère
aîné de Charles — le futur professeur de droit. Tout en rendant
hommage aux bonnes intentions des «réveillés», il redoute de
voir «introduire directement la religion dans les séances». De
plus, ajoute-t-il, prenons garde d'entrer en conflit avec les «catholiques
de Soleure» et avec les «rationalistes de Genève ou Zurich».
La riposte ne se fait pas attendre. Elle vient de quelques-uns qui
n'ont pas froid aux yeux, et très particulièrement de Charles Secrétan.
«On a accusé la flamme vivifiante du christianisme d'être un
éteignoir.» Quelle stupidité! Comme s'il n'y avait pas place, dans
le coeur d'un homme, à la fois pour sa patrie et pour son Dieu. Au
reste, qui serait assez ridicule pour prendre cette protestation au
sérieux? Personne sans doute. L'affaire est si drôle. «Cette bouffée
de donquichottisme est de si bon air, surtout quand les moulins
qu'il s'agit de combattre ne sont que du carton!»
Le même tempérament courageux, qui ne craint pas de s'engager,
comme on dit aujourd'hui, transparaît dans la lettre admirable,
de plus de dix pages, que le jeune homme adresse à Vinet —
de vingt ans son aîné environ — pour le supplier de quitter Bâle
et de venir à Lausanne 1. «Vous seul pouvez représenter, chez
nous, l'idée de la conciliation harmonieuse de la culture intellectuelle
et de la culture religieuse. C'est ce qui vous met en mesure de
nous faire un immense bien... Vous vous devez aux élèves chrétiens
qui vous attendent et qui n'ont personne que vous... Refuser votre
part dans une oeuvre si bonne, vous ne sauriez... Quand vous recevrez
ceci, je serai bien près de partir. La terre étrangère [Munich,
donc]m'appelle, vous, le pays natal. Obéissons sans murmurer à la
volonté de l'Eternel... Qu'il vous accompagne, Monsieur... et vous
soutienne dans tous vos pas. Ils vous conduiront à ma ville natale,
où je serai heureux de vous savoir, dussé-je ne vous y retrouver
jamais. Pardonnez-moi tout ceci; mon coeur est plein... Adieu!»
Dans la réflexion philosophique de Secrétan, également, nous
retrouvons l'homme tout entier. D'un bout à l'autre de sa longue
carrière de penseur, jamais on ne le voit s'inféoder à telle école, à
tel courant. D'emblée, fût-ce au risque d'être incompris, il entend
être lui-même. Et à travers toute son évolution c'est bien lui-même
qu'il est resté.
On sait que notre philosophe lausannois a connu trois phases
intellectuelles, qu'on ne peut pas séparer absolument.
Dans la première — la phase métaphysique — alors que la
pensée de Hegel et son intellectualisme domine encore partout en
Europe, Secrétan, dans sa Philosophie de la Liberté, a la hardiesse
de se dresser contre les exagérations de l'idéalisme spéculatif. Il le
combat sur son propre terrain. Avec une magnifique audace,
Secrétan pousse l'effort de la raison jusqu'à son extrême limite. Il
définit l'Etre absolu, liberté totale, souveraine. Impossible, dès lors,
de connaître par pure déduction (comme le voulaient les idéalistes)
les résolutions successives de Dieu. Pour savoir ce que Dieu
a fait, il faut nécessairement recourir à l'expérience, se pencher sur
la nature, sur l'histoire — ces actes, seuls saisissables de «l'insaisissable
liberté».
Même indépendance quarante ans plus tard, dans sa phase
«morale». Le climat philosophique du monde occidental s'est
complètement modifié. C'est maintenant le positivisme d'Auguste
Comte qui domine, et sa prétention d'exclure toute métaphysique
afin de bâtir solidement, c'est-à-dire sur la seule expérience. Dans
son maître-ouvrage de 1883 —le Principe de la Morale —Secrétan
proteste contre ces exagérations d'un nouveau genre, toujours au
nom de la plénitude de la pensée, de la loyauté intellectuelle si l'on
veut. Indispensable certes pour toute philosophie qui s'entend elle-même,
le recours à l'expérience. Mais cette expérience, nous ne
pouvons la constater que par l'exercice de facultés qui sont en nous
a priori. Ce qui réintroduit la métaphysique qu'on entend écarter.
Même courage enfin — mais d'une façon plus accessible à
chacun —dans la phase «sociale», la troisième; même amour de
la plénitude, donc aussi de la nouveauté. Dans celui de ses livres
qui a eu le plus de lecteurs peut-être —probablement le plus beau
de tous —La civilisation et la croyance (1887), Secrétan, au nom de
l'harmonie, de l'équilibre, dénonce et condamne l'erreur des patrons
égoïstes oublieux des exigences de la solidarité, et l'erreur non
moins grave des ouvriers qui rêvent d'un étatisme, d'un collectivisme
fatalement destructeur de la personne humaine.
Aujourd'hui, à un siècle de distance, les problèmes ne se posent
plus de la même manière.
Sur le plan philosophique, l'atmosphère a considérablement
changé. L'existentialisme a fait son apparition. A vrai dire ce
phénomène intellectuel et moral, aujourd'hui «descendu dans la
rue», date de plus de cent ans. Il est intéressant de le noter, il doit
son origine première à un contemporain de Secrétan, le philosophe-théologien
Sören Kierkegaard, né en 1813, qui s'est dressé lui aussi
en opposition à Hegel. Mais très tôt l'existentialisme s'est dédoublé
en deux courants: l'un résolument religieux, voire chrétien, fidèle à
l'esprit du grand penseur danois; l'autre nettement athée, se passant
de Dieu, glorifiant le moi et transférant sur l'homme certains
des attributs jusqu'alors réservés à Dieu seul, par exemple la
liberté absolue.
Si différents qu'ils soient, ces deux courants de l'existentialisme
se rapprochent pourtant par une commune ambition: situer le
problème de l'existence au-delà du pur psychologique; en sorte
que l'étude introspective du moi ne joue plus aucun rôle dans la
pensée.
Dans le domaine de la théologie et de l'éthique, l'apparition de
la théologie dite «dialectique», issue de l'effort de Karl Barth, a
aussi profondément modifié toutes choses. La place privilégiée
unique, exclusive même faite à la Parole de Dieu, qui atteint
l'homme «verticalement», selon l'expression consacrée; la prétendue
mise à l'écart de l'expérience religieuse; la coupure radicale
opérée entre théologie et philosophie ont créé, pour la pensée religieuse
et morale, un climat très nouveau.
Au point de vue social, encore, que de transformations
depuis soixante ans! Je ne pense pas avant tout aux modifications
heureuses intervenues dans l'enseignement de l'économie politique,
modifications auxquelles les vues généreuses et solides de Secrétan
n'ont pas été étrangères. C'est à elles que l'économiste français
Charles Gide attribuait, pour une large part, le «grand dégel »
d'une science jusqu'alors cristallisée en des lois très dures, très
inhumaines. Non : j'ai en vue plutôt la révolution considérable qui
s'opère chaque jour sous nos yeux dans l'existence des hommes —
de tous les hommes —par l'intervention de la technique et la disparition
progressive de l'artisanat. Cette révolution, le philosophe
vaudois l'avait comme pressentie. Il la redoutait dans ses conséquences.
Telles pages de la Civilisation et la croyance dans lesquelles
il affirme: «Le but final n'est pas le bien-être, le but c'est l'humanité,
c'est d'amener le plus grand nombre possible et finalement la multitude...
à la possession de soi, à la dignité, à la liberté» 1 — sont
significatives à cet égard.
Face à tant de bouleversements dans la pensée comme dans la
vie des hommes, il serait ridicule et illusoire de vouloir —par prétendu
respect —répéter Secrétan. Rien ne serait plus opposé du
reste à l'esprit de sa philosophie, à son tempérament audacieux,
novateur, sans cesse en éveil. En revanche, c'est lui demeurer attaché
que de chercher à s'inspirer de lui: de sa hardiesse mesurée, de
sa vision largement humaine, de son souci constant de sauvegarder
à la fois les droits de l'individu et ceux de la collectivité. Car c'est
par ces qualités-là qu'il demeure profondément actuel.
a) C'est être fidèle à Secrétan que de s'opposer aux exagérations
de l'existentialisme contemporain, sans méconnaître pour
autant les enrichissements certains que cette tendance philosophique
peut nous valoir. Si l'existentialisme représente un mouvement
très net de réaction contre la philosophie traditionnelle, il n'en
constitue pas moins une philosophie de l'homme, envisagé dans
sa destinée présente; l'affirmation, si l'on veut, que la situation
affective de l'être humain a une valeur métaphysique. A cet égard,
on peut saluer l'existentialisme de toute nuance comme un élargissement
de la philosophie: en affirmant que l'existence véritable est
au-delà de l'abstrait, il fait pénétrer la pensée philosophique dans un
concret humain jusqu'alors beaucoup trop délaissé par elle.
Mais, cela reconnu, il faut, dans l'esprit de Secrétan, dénoncer
le caractère exclusif et tranchant de l'existentialisme. C'est ne pas
respecter la réalité dans sa plénitude que de prétendre que seule
l'existence compte, tandis que l'essence, l'élément général, l'idée ne
sont que pures abstractions. Ce n'est que par un artifice de langage
qu'on peut distinguer et séparer de façon absolue ces deux données.
Pour rendre compte de tout le réel, il faut opérer une synthèse de
l'essentialisme et de l'existentialisme. «On peut dire que toutes les
idées viennent de Dieu, a écrit Louis Lavelle. Mais l'ordre que nous
mettons entre elles est de l'homme. Il nous appartient seulement de
choisir le chemin dans lequel notre pensée s'engage: quel que soit
ce chemin, des matériaux innombrables nous sont offerts; c'est à
nous de construire avec eux notre propre ouvrage.»
Ces observations paraissent justes: antérieurement à tout choix
de notre part, il y a un idéal —humain ou divin, selon nos convictions
—qui se présente à nous. (C'est là la vérité mise en lumière
par l'essentialisme.) Après quoi, de cet idéal, nous réalisons ce que
nous pouvons. (Vérité de l'existentialisme: l'homme est ce qu'il se
fait lui-même.) Choix de tous les jours, de tous les instants, parce
que chacune de nos libres options ouvre devant nous des perspectives
nouvelles.
Il s'agirait donc de corriger les insuffisances de l'existentialisme
en le dépassant.
b) C'est rester dans la ligne de Secrétan encore que de se
mettre en garde soi-même, et aussi ses contemporains, contre les
outrances d'une pensée théologique qui prétend écarter tout recours
à l'expérience religieuse, afin de laisser la place royale à l'action
directe et immédiate de la Parole de Dieu. Car enfin, ou bien les
mots n'ont plus de sens, ou bien la fameuse rencontre «verticale»
de la Parole divine et de l'homme —dont parlent avec prédilection
certains théologiens contemporains — est un des aspects (point le
seul) du phénomène spirituel que les penseurs religieux du siècle
passé dénommaient fort justement: l'expérience religieuse. De plus,
si nous en croyons la Bible, le livre sacré de tous les chrétiens, il
n'est pas exact que l'homme soit pur néant devant Dieu à cause
de sa désobéissance. Avec Alexandre Vinet, avec Calvin, avec saint
Paul, nous nous refusons à croire que la «chute» ait coupé tous les
liens entre le ciel et la terre, entre le Père et ses enfants. «Prenons
garde de ne pas nous ravaler trop, a écrit Vinet; si nous sommes
des êtres déchus, nous n'en sommes pas moins d'origine divine.» 1
Et le réformateur : «Nous mettons hors de doute qu'il y a en l'esprit
humain, d'une inclination naturelle, quelque sentiment de divinité.»
2 Echo des déclarations de l'apôtre: «Quand les païens, qui
n'ont pas de Loi, font naturellement ce que la Loi commande... ils
montrent que l'oeuvre commandée par la Loi est écrite dans leur
coeur: c'est leur conscience qui l'atteste...» 3.
On peut présenter des remarques toutes semblables relativement
au plan moral. On est certes allé trop loin, au siècle dernier, en
prétendant fonder la certitude chrétienne sur la seule conscience
morale —unique élément, disait-on, demeuré intact «à travers la
chute». Mais c'est tomber dans l'excès contraire que prétendre,
comme plusieurs aujourd'hui, faire fi de cette conscience. Si Dieu
est notre Créateur, Il peut révéler sa volonté à sa créature par tous
les moyens qu'il juge bon. Pourquoi donc la voix du devoir (qui
n'est pas infaillible, certes) ne pourrait-elle pas à sa manière être,
elle aussi, pour nous Parole de Dieu?
Accepter avec reconnaissance les vérités fondamentales que la
théologie «dialectique» a remises en lumière: place première faite
à Dieu; toute-puissance de sa Parole, entendue au sens large; rôle
toujours prévenant de la grâce — mais s'efforcer de dépasser cette
position en la complétant, c'est s'inspirer de l'exemple du penseur
vaudois.
c) Que dire, enfin, de la «déshumanisation» progressive de la
vie humaine à laquelle nous assistons, parce que la technique enserre
de plus en plus tous les êtres, à commencer par le technicien?
Sur ce point-là plus encore que sur les précédents, il convient d'user
de prudence. En effet chacun, ou presque, aujourd'hui parle de la
technique et en vitupère les effets fâcheux. Mais «Monsieur chacun»
est fort embarrassé quand on lui demande de définir ce qu'il
entend par ce terme.
Nous n'avons pas la naïveté de prétendre réussir en quelques
minutes là où des spécialistes n'ont pas abouti de façon satisfaisante,
malgré un effort prolongé. J'avoue simplement avoir été saisi par
la lecture de l'ouvrage du professeur Ellul, de Bordeaux: La technique
ou l'enjeu du siècle. Cette description de notre époque, de
notre «civilisation» (si le mot vaut encore), caractérisées avant tout
par la «recherche du meilleur moyen dans tous les domaines», est
impressionnante. C'est vrai, au temps où nous sommes il n'y a plus
aucune activité humaine qui échappe à ce qu'on peut appeler l'impératif
technique. Et l'homme, que les techniques contemporaines
prétendaient libérer, est en fait entièrement encerclé. Ce qu'il faisait
jadis spontanément «est maintenant analysé sous tous ses aspects».
Tout, dans ses actions et ses sentiments, «est comptabilisé, schématisé,
rationalisé. Il y a création d'un type (d'homme) qui est
vraiment le seul normal».
Adapté, cet homme-là, donc heureux? D'aucuns l'affirment
Mais il est permis d'en douter. Mécanisé, bien plutôt, assoupi
parce que dépersonnalisé. On a prétendu faire son bonheur en rendant
ses gestes automatiques, et en le débarrassant ainsi de la continuelle
préoccupation de sa tâche. En réalité on a supprimé par là
«la moitié de sa personne», puisque quand l'être humain est
devenu une sorte d'automate et ne participe plus à son oeuvre, il est
atteint au plus profond de lui-même.
Ce serait ne pas reprendre le flambeau allumé par le philosophe-sociologue
lausannois que de fermer les yeux sur la situation contemporaine,
ou de se dresser purement et simplement contre la
technique. Attitudes d'ailleurs parfaitement vaines. Le devoir présent
et pressant: tenter de sortir de l'impasse en écartant résolument
le slogan: «à difficulté technique (donc provenant de la rencontre
—dramatique — entre les techniques et l'homme) remède
exclusivement technique». Chercher, si difficile que ce soit, un
autre remède encore, sur un autre plan. Au nom d'une conviction:
il est faux que seule, aujourd'hui, la biologie puisse nous sauver,
et que métaphysiques et religions soient simples survivances destinées
à disparaître. Tant il est vrai, comme l'écrivait Secrétan dans
un de ses derniers ouvrages, qu'une civilisation sans foi religieuse
ne se peut concevoir parce qu'elle implique une évolution sans
terme; que «nous devenons homme en affirmant Dieu», et que
«l'humanité sans Dieu ne serait plus l'humanité».
L'usage veut que les derniers mots du discours rectoral s'adressent
aux étudiants. Il m'est d'autant plus facile de me conformer à
cette coutume que, de la vie et de l'oeuvre de celui que j'ai évoqué,
monte un message direct à l'adresse des jeunes intellectuels d'aujourd'hui.
En 1888, lors du cinquantenaire de son enseignement —il avait
débuté à... vingt-trois ans — Secrétan fut joyeusement fêté. A
cette occasion, le vénérable jubilaire s'adressa aux étudiants de
l'Académie. S'inspirant d'un passage du Don Carlos de Schiller,
dans lequel le marquis de Posa fait tenir ce message à son royal
ami: «Quand tu seras devenu homme, applique-toi à rester
fidèle aux rêves de ta jeunesse», Secrétan dit à peu près: «Chers
étudiants, restez fidèles aux nobles rêves de votre jeunesse. Préparez-vous
à servir votre patrie, et pour cela, étudiez aussi les
besoins du présent. Préoccupez-vous de ces questions sociales qui
remuent le monde aujourd'hui. Examinez les faits, étudiez-les,
mais ne vous enrôlez pas. Restez libres toujours, restez vous-mêmes,
c'est là mon voeu».
Etudiantes et étudiants lausannois de 1956, permettez que ce
soit aussi le voeu chaleureux et amical de votre nouveau recteur:
durant vos brèves années d'études, tout en apprenant à connaître
le passé, ouvrez très grands vos yeux sur l'ensemble de la vie
humaine. Initiez-vous loyalement aux problèmes brûlants qui se
posent à l'humanité d'aujourd'hui. Renseignez-vous avec soin, mais
en gardant votre liberté de jugement. Car, si l'engagement spirituel
est légitime à votre âge parce que seul il donne tout son sens à la
vie, l'enrôlement, comme disait Secrétan (qu'il soit social, politique,
philosophique, théologique) est fâcheux de la part d'étudiants,
parce que prématuré. Et surtout tâchez de conserver jusqu'au bout,
au fond de votre coeur, la générosité et la noblesse de vos vingt ans!