Un grand ingénieur suisse:
le GénéraI Guillaume-Henri Dufour
1787-1875
Discours prononcé le 17 novembre 1951
par le Recteur de l'École polytechnique fédérale
Henry Favre
Prof. Dr. h. c.
Éditions Polygraphiques S.A. Zurich 1952
L'histoire de la Suisse est dominée, au XIXe siècle, par quelques
personnalités à qui l'on doit, dans une forte mesure, la structure
actuelle de notre pays. L'une des plus marquantes, et qui a laissé
dans tous les milieux un souvenir que le temps ne saurait effacer,
est celle du Général Guillaume-Henri Dufour. Les mérites les plus
connus de ce grand homme sont: le rôle qu'il joua dans l'organisation
et le commandement de notre armée au cours d'un demi-siècle,
son action pacificatrice pendant et après la guerre du Sonderbund,
son rôle essentiel dans l'établissement de la Convention internationale
pour le secours aux blessés, dont la Croix Rouge est le
symbole, et l'élaboration (le la carte topographique de la Suisse.
Mais l'activité créatrice de Dufour s'est encore manifestée dans un
autre domaine, où il obtint, au cours de sa longue carrière, le juste
hommage de ses concitoyens, mais dont on parle beaucoup moins
aujourd'hui: celui du génie civil. C'est précisément de cette activité
que je désire vous entretenir.
Elle nous a été en quelque sorte révélée, à mes collègues ou
anciens collègues Baeschlin, Bourgeois, Kollros, Stussi et à moi-même,
par la lecture des manuscrits scientifiques et techniques de
Dufour. Une petite fille du Général, Madame Ernest de Beaumont,
nous avait en effet autorisés, dans les dernières années de sa vie,
à transporter et à déposer ces manuscrits à Zurich. C'est ainsi que
nous avons eu le loisir — et nous nous en sommes fait un pieux
devoir — de les consulter pendant une période assez longue pour
nous permettre d'en extraire la quintessence et la publier sous forme
d'un livre, qui parut en 1947 1. Le Fonds du Jubilé 1930 de l'Ecole
polytechnique fédérale, la Fondation Pro Helvetia, les Archives
d'Etat et le Département des travaux publics de Genève, ont facilité,
à des titres divers, cette publication.
Tout récemment, l'un des descendants du Général, M. Olivier
Reverdin, a mis encore à ma disposition une notice écrite en 1908
par feu Ernest de Beaumont. Je l'en remercie vivement, car ce
précieux document a facilité la préparation de mon exposé.
Guillaume-Henri Dufour est né en 1787 à Constance, où ses
parents, genevois, avaient dû s'expatrier pour raisons politiques.
Le retour de la famille à Genève, quelques années plus tard, permit
au jeune Dufour de suivre les classes du Collège, où il fut, semble-t-il,
assez inattentif. En 1807, à l'âge de vingt ans, il part pour Paris,
après avoir réussi, mais pas très brillamment, l'examen d'entrée à
l'Ecole polytechnique. Dufour était devenu citoyen français, par
suite de l'annexion de Genève à la France en 1798.
Il suivit assidûment les cours de la grande école dont un des
fondateurs, Monge, est justement célèbre pour avoir créé la géométrie
descriptive. Admis dans les derniers — le 140e — il se
distingue cependant très vite par son intelligence et son ardeur
au travail. Ses maîtres lui témoignent leur estime en le nommant
répétiteur, puis «chef de planchette», et enfin sergent-fourrier, si
bien qu'il sort de l'école parmi les premiers — le cinquième — en
1809.
Il opte alors pour le génie, et après un examen d'où il sort
troisième, il entre à l'Ecole d'application de l'artillerie et du génie,
à Metz. En août 1810, il y est le premier dans la division du génie.
Relevons en passant que, dans les deux écoles militaires où étudia
le futur général, le niveau scientifique était déjà très élevé. J'en
vois une preuve dans le fait que c'est de Polytechnique que sortit
le célèbre physicien Augustin Fresnel, un des fondateurs de l'optique
moderne, qui fut un contemporain de Dufour. J'en vois une
autre en ce que, dans ce même cadre du génie, Bossut, Dubuat et
plus tard Poncelet firent ces expériences d'hydraulique qui eurent
tant d'influence sur le développement de cette science. Ainsi Dufour,
par son séjour dans ces deux écoles, acquit non seulement une très
forte culture scientifique, mais une grande sûreté de coup d'oeil
dans les questions pratiques.
Ses deux années à Metz ne sont pas terminées qu'il reçoit l'ordre
de se rendre à Corfou où il collabore, comme officier du génie des
Armées impériales, aux travaux de défense de l'île contre les Anglais,
alors en guerre avec la France. Et déjà dans cette première activité,
Dufour manifeste cette belle qualité qu'il conservera jusqu'à
ses derniers jours: celle de savoir consacrer à des travaux d'érudition
le temps de loisir que lui laisse la tâche quotidienne. Il réussit
en effet, dans cette île bloquée par la flotte anglaise, à rédiger,
sans le secours d'aucun livre, un petit Traité de perspective de
75 pages.
Rentré en France avec le grade de capitaine d'état-major, en 1814,
à la suite de la première abdication de Napoléon, il séjourne quelque
temps en garnison à Grenoble, puis, ayant obtenu un congé de
six mois, il part pour Genève. Pendant les Cent jours, il rejoint
l'Armée impériale et exécute des ouvrages de campagne pour la
défense de la ville de Lyon contre les Autrichiens.
Licencié après la seconde abdication de Napoléon, Dufour rentre
à Genève qui avait retrouvé sa liberté et allait devenir, à la grande
joie de ses habitants, le chef-lieu du 22e canton suisse. Là, pendant
de nombreux mois, il vécut d'abord désoeuvré, n'ayant pour toutes
ressources que sa maigre demi-solde d'ancien officier des Armées
impériales et le modeste salaire de quelques leçons de mathématiques
et de sciences militaires.
Il hésita longtemps sur le chemin à suivre. Devait-il prendre du
service actif dans les armées du roi Louis XVIII, ce qui l'eût obligé
à opter pour la France, ou devait-il se faire suisse? Au début de
1817, ayant décliné l'offre d'un commandement à Briançon, il opte
pour la Suisse et s'installe définitivement à Genève, où il se marie
et où il ne tardera pas à faire une belle carrière d'ingénieur et
d'officier, d'abord dans le cadre du Canton, puis dans celui de la
Confédération 2.
Fidèle au but que nous sommes proposé, nous allons maintenant
laisser de côté la carrière militaire de Dufour et ne suivre
que son activité d'ingénieur. Pour l'apprécier à sa juste valeur, il
est nécessaire de revivre cette première moitié dit XIXe siècle, ce
temps où apparaissent sur nos lacs les bateaux à vapeur, où se construisent
les premiers chemins de fer, où certaines parties des sciences
exactes commencent à contribuer intensément au développement de
la technique, et tendent à devenir ce qu'on appelle aujourd'hui les
«sciences appliquées». Bien des réalisations qui nous paraissent
aujourd'hui naturelles étaient à l'époque de Dufour des performances!
C'est le Canton et la Ville de Genève qui mirent surtout à contribution
l'expérience et les talents de Dufour ingénieur. De 1817 à
1827, ii est chargé d'exécuter différents travaux, et s'acquitte des
fonctions d'ingénieur cantonal, mais sans être lié entièrement à ces
fonctions. Ainsi conserve-t-il la liberté de faire des expertises à titre
privé, en Suisse et à l'étranger. Ce n'est que le 28 mars 1828 qu'il
acceptera la proposition du Conseil d'Etat de remplir entièrement
les fonctions d'ingénieur cantonal, qu'il conservera jusqu'en 1850.
C'est donc surtout dans la première moitié du siècle dernier que
Dufour accomplit les remarquables travaux de génie civil que nous
allons décrire en des domaines très divers: machines hydrauliques,
ponts, routes, ports, quais, niveau des lacs, etc. Nous ne parlerons
que des plus importants.
L'un des premiers fut la transformation, de 1817 à 1821, de l'ancienne
machine hydraulique construite sur le Rhône par l'architecte
français Abeille, au début du XVIIIe siècle, et destinée à alimenter
les fontaines de la ville. Déjà restaurée ou modifiée à diverses reprises,
cette machine laissait fortement à désirer. Dufour s'acquitta
si bien de sa tâche que le Conseil municipal, en visitant la nouvelle
installation achevée, se déclara très satisfait de son fonctionnement
et remercia particulièrement l'ingénieur de l'heureuse réussite de
son travail. Dufour fit dans la suite une très belle étude destinée
au perfectionnement de la machine, mais on jugea néanmoins préférable
de la remplacer entièrement par une autre, plus moderne,
que construisit l'ingénieur Cordier, et qui fut mise en service
en 1843.
A peu près à la même époque où Dufour modifie la machine
Abeille, il s'occupe très activement des variations du niveau du
Lac Léman (1818 à 1826). Cette question délicate était donc déjà
à l'ordre du jour!
Le Canton de Vaud se plaignait de ce que les diverses constructions
élevées sur le Rhône à Genève fussent la cause d'une surélévation
importante du niveau du lac. A diverses reprises, des discussions
parfois assez vives s'étaient engagées à ce sujet entre les cantons
intéressés, mais un accord avait été impossible. On discerne
aujourd'hui aisément la cause profonde de ces divergences: elle
réside dans le fait qu'alors on s'appuyait trop, de part et d'autre,
sur des observations subjectives du niveau, pratiquement incontrôlables.
Dufour eut le grand mérite de donner une base scientifique
à la discussion, en faisant des observations limnimétriques
précises et en coordonnant toutes les mesures faites avant lui par
d'autres observateurs. Il put ainsi prouver irréfutablement que le
niveau n'avait subi aucune variation systématique appréciable au
cours du dernier demi-siècle.
— Laissons de côté le domaine de l'hydraulique et passons à celui
de la construction des quais et des ports. Au début du XIXe siècle,
les rives du lac et du Rhône présentaient à Genève un aspect pitoyable.
Les voyageurs arrivant en bateau étaient littéralement
scandalisés du désordre et du délabrement des rives et de ces nombreux
pilotis qui faisaient tache sombre sur le bleu du lac. Genève
semblait en quelque sorte leur tourner le dos au lieu de les accueillir
aimablement. On s'en rendit compte surtout après l'apparition,
en 1823, du premier bateau à vapeur.
Voici, à ce sujet, comment s'exprime Pictet de Sergy dans sa
brochure Genève ancienne et moderne:
«Au 1er mars 1829, rien n'était plus hideux et plus repoussant
que l'arrivée à Genève par le lac. Des arrière-faces de maisons
qui semblaient ne pas s'attendre à être jamais contemplées par des
yeux étrangers) s'étaient laissé aller à un négligé inexprimable. Des
fortifications informes — de vieux râteaux de clôture — de vieilles
chaînes suspendues à des pieux noirs et moisis — des chantiers de
bois à brûler, des détails pires encore — et au-dessous de tout —
les déversoirs des fossés impossibles à décrire. Tel était l'aspect dont
jouissaient les rares promeneurs qui naviguaient sur ce rivage».
En 1822 déjà, Dufour avait élaboré un premier projet d'aménagement
des rives. Mais c'est le 16 février 1829 seulement, qu'à la
suite de nombreuses et laborieuses discussions et certaines modifications
du projet, le Canton et la Ville signent une convention
avec une société immobiliaire privée, la Société des Bergues, pour
l'établissement, aux frais de celle-ci, d'un quai de 200 mètres sur
la rive droite et le versement à l'Etat par ladite société d'une
somme de 200000 florins pour sa participation à la construction d'un
pont (celui des Bergues, auquel nous reviendrons plus loin) destiné
à relier les deux rives. Quelques semaines plus tard, le 13 mars, le
Conseil Représentatif vote une loi sur l'établissement d'un quai de
300 mètres sur la rive gauche, ainsi que sur la construction du pont
des Bergues et l'aménagement d'un nouveau port, celui du Commerce,
destiné à remplacer l'ancien Port aux bois.
Les travaux furent aussitôt entrepris par Dufour. En 1835, ils
étaient achevés, y compris l'aménagement de l'île des Barques, qui
porta plus tard le nom d'île Rousseau.
Les rives du lac et du Rhône s'accordaient maintenant à l'âme
de la cité. Dufour pouvait être fier de ce résultat, d'autant plus
que les devis n'avaient pas été dépassés, fait réjouissant que l'on
retrouve à la suite de presque tous ses travaux. Plus tard, il a
considéré cette oeuvre-là comme étant, avec la campagne du Sonderbund
et la carte de la Suisse, un de ses plus beaux titres de gloire.
Nous en arrivons maintenant à un domaine qui semble avoir
vivement intéressé Dufour, et où il a certainement donné beaucoup
de lui-même, celui de la construction des ponts.
Un des premiers travaux dont il fut chargé après son établissement
définitif à Genève, en 1817, fut l'achèvement du pont de
pierre à l'entrée de la ville de Carouge, sur 1'Arve, affluent du
Rhône. Ce pont, destiné â relier cette ville à Genève, avait été
commencé par les Ponts et Chaussées impériales, en 1810, pendant
l'occupation, mais il était resté inachevé depuis le départ des
Français, le 30 décembre 1813.
Les plans des ingénieurs des Ponts et Chaussées furent suivis
en principe pour l'achèvement de l'ouvrage; seule la largeur du
tablier fut un peu augmentée. C'est en dirigeant ce travail relativement
simple que Dufour a fait dans ce domaine ses premières
armes.
En 1824 il construira, également sur l'Arve, et pour le compte
d'une société privée, un autre pont, à Sierne, avec charpente de bois
et piles de pierre, sur lequel nous ne possédons malheureusement
pas de renseignements précis, car les plans en ont été perdus et
l'ouvrage démoli, vingt ans après son achèvement, par le choc répété
des bois de flottage lors d'une crue de la rivière. Il fut reconstruit
plus solidement en 1844, cette fois par l'Etat, mais toujours sous
la direction de l'ingénieur cantonal.
— Peu de temps avant la première construction du pont de Sierne,
Dufour exécute, en 1823, pour le compte d'une société privée, un
ouvrage qui le classe d'un coup parmi les meilleurs ingénieurs civils
de l'époque: le pont suspendu de Saint-Antoine.
Des ouvrages de ce type avaient déjà été construits en Amérique
et en Angleterre, surtout à partir de 1814. Sur notre continent, en
revanche, seuls les frères Seguin, d'Annonay, avaient eu auparavant
l'idée d'utiliser des fils de fer pour aménager une passerelle de
0,65 m. de largeur et 18,00 m. de portée. Cet ouvrage devait être
d'une extrême simplicité, car il n'avait coûté que 50 francs! Et
pourtant il donna aux professeurs Pictet et de Candolle, qui le visitèrent
en 1822, l'idée de suivre le même principe pour la construction
du nouveau pont de piétons, de 80 m. environ de longueur
totale, qu'il était question d'établir à Genève pour franchir les
fossés des fortifications entre la promenade Saint Antoine et celle
des Tranchées.
Dufour établit un projet et l'on fonda, pour le réaliser, une
société anonyme, la «Compagnie du Pont en fil de fer». Elle s'engagea
à construire l'ouvrage à ses frais, mais obtint en échange une
concession de 20 ans, qui lui donnait le droit de percevoir le péage
d'un sol par personne passant sur le pont. Les actions furent souscrites
en deux jours. La population attendait en effet avec impatience
la réalisation de ce débouché, car Genève ne comptait alors
que trois portes pour franchir les fortifications et communiquer
avec l'extérieur.
Dufour fut chargé d'en diriger la construction. Comme il s'agissait
d'un ouvrage essentiellement nouveau sur le continent, il dut,
pour ainsi dire, tout créer, tout innover. Il s'y appliqua de son
mieux, avec une conscience qui lui fait honneur.
L'ouvrage à exécuter consistait en deux ouvertures égales de
40 mètres, séparées par une pile de 2 mètres d'épaisseur. Chaque
ouverture était franchie au moyen de six câbles de 90 fils formant
chaînette, supportant un tablier en bois de deux mètres de large,
par l'intermédiaire de câbles de 12 fils peu inclinés sur la verticale,
distants de 1,30 m. Tous les fils avaient environ 2 mm. de diamètre.
Afin d'éviter toute fâcheuse surprise, le constructeur s'entoura
de multiples précautions. Il commença —chose très rare à l'époque
—par faire des essais systématiques et très poussés sur les fers
qui entraient en ligne de compte pour la confection des câbles.
Désirant donner aux actionnaires et au public une idée exacte
de l'ouvrage, et voulant lui-même éprouver le principe de la construction,
il fit exécuter un modèle réduit d'une des ouvertures, à
l'échelle d'environ 1/3, qu'il soumit non seulement à des charges
fixes, mais â des charges mobiles. Quoique les lois rigoureuses de
la similitude mécanique ne fussent pas connues à ce moment, il
réussit cependant à déduire de très utiles renseignements de cet
essai sur modèle, notamment sur les vibrations produites par les
charges mobiles.
Le pont fut terminé le 1er août 1823. Il donna entière satisfaction,
rendit des services inappréciables, et valut à son auteur des
éloges mérités.
Dufour publia en 1824 une description détaillée de l'ouvrage, si
claire, si sincère, que sa lecture est encore à l'heure actuelle des
plus instructives 3. Il est intéressant de relever qu'à la même époque
paraissait un remarquable mémoire de Navier sur les ponts suspendus.
Ce grand ingénieur français, l'un des fondateurs de la
résistance des matériaux et de la théorie de l'élasticité modernes,
allait lui-même entreprendre, de 1824 à 1826, la construction d'un
pont suspendu sur la Seins, à Paris, dans l'axe de l'Esplanade des
Invalides. On sait qu'à peine achevé, cet ouvrage dut hélas être
démoli, un tassement s'étant produit dans les contreforts de la rive
droite.
Dufour dut certainement songer qu'il avait eu plus de chance
que son éminent collègue français.
Le succès du pont de Saint Antoine entraîna la construction,
sous la direction de l'ingénieur cantonal, de deux autres ouvrages
du même type, sur les fossés des fortifications. Le premier, construit
en 1826, reliait le bastion du Cendrier au faubourg des Pâquis,
le second, exécuté l'année suivante, partait du bastion de Hollande
et desservait le quartier de la Coulouvrenière.
Ces deux ponts furent supprimés en 1855, la démolition des
fortifications les ayant rendus inutiles. Celui de Saint-Antoine fut
remplacé par un autre, plus large.
Dufour fut aussi appelé à faire différentes études de ponts suspendus
hors du canton de Genève et même de Suisse. Dès 1824, il
dresse un projet du pont de la Caille, sur la rivière des Usses, en
Savoie. Il prévoit là un ouvrage de bois supporté par des chaînes
placées en dessous, dispositif qu'il adoptera dix ans plus tard au
pont des Borgnes. En 1825, il fait les plans d'un pont pour franchir
la Sarine, à Fribourg. Ce projet prévoyait deux ouvertures avec
chaînes placées en dessous et une pile intermédiaire devant servir
également de silo pour l'emmagasinement du blé. Mais la préférence
fut donnée au projet d'un officier français, le Lieutenant-Colonel
Chaley, qui eut l'audace d'exécuter un pont suspendu d'une seule
portée de 265 mètres!
Dufour fit également des études de ponts suspendus pour franchir
le Pô à Turin et à Casale, le Tibre à Rome, et la Durance en
un point que nous ne pouvons préciser.
Sur l'activité de Dufour dans le domaine des ponts, il nous
reste à décrire un dernier ouvrage, qui lui donna beaucoup de
souci, mais qui mit aussi en évidence les belles qualités de son
caractère: le pont des Bergues.
La loi du 13 mars 1829 pour l'aménagement des quais de Genève,
citée plus haut, prévoyait aussi, nous l'avons vu, la construction
d'un pont destiné à relier les deux rives du Rhône, afin d'établir
une liaison directe entre le quartier de la Fusterie et celui des
Bergues. Dufour avait d'abord prévu un ouvrage classique de bois,
à fermes droites. Dans la suite, il s'attacha à deux autres projets,
l'un comportant des arcs de bois, l'autre des arcs de fer fondu.
Après un voyage d'étude en France, et l'expertise d'un grand constructeur
de ponts anglais, Telfort, l'ingénieur cantonal présente
à la fin de 1832 im quatrième projet, consistant à utiliser des
chaînes de fer forgé placées au-dessous du tablier de chaque ouverture.
C'est le système qu'il avait proposé pour les ponts de la Caille
et de Fribourg dont nous avons parlé 4.
Le pont devait comprendre deux parties rectilignes, disposées
chacune perpendiculairement aux rives, et aboutissant à une rotonde
qui devait être elle-même reliée à l'île des Barques par un petit
pont suspendu. Les rives n'étant pas parallèles, les axes de ces
deux parties formaient ainsi un angle. Sept ouvertures de 15,45 m.,
séparées par des piles de pierre de 1,30 m. d'épaisseur, étaient
prévues pour la partie située près de la rive gauche, et cinq ouvertures
pareilles, de mêmes dimensions que les premières, pour la
partie voisine de la rive droite. La longueur totale de l'ouvrage, y
compris la rotonde, était de 220 urètres. Deux trottoirs étaient
prévus, de 1,55 m. de largeur chacun, et une chaussée de 5,20 m.
pour voitures, le tout supporté par un tablier de bois reposant sur
les chaînes par l'intermédiaire de petites colonnes de fonte.
Chaque travée comprenait cinq couples de chaînes, formées de
sept anneaux en fer carré de 32 mm. Dans l'état de charge le plus
défavorable (foule de 200 kg: m2), ces anneaux devaient être
tendus à raison de 946 kg: cm². C'était là un taux de travail tout
à fait normal pour l'époque. Ce système présentait, outre l'avantage
d'être moins cher que les deux projets précédents, celui de laisser
la vue complètement libre.
Après un important débat, le Conseil Représentatif vota le 8 janvier
1833 les crédits pour la construction du pont. Son exécution,
d'aprés le projet que nous venons de décrire, ne donna lieu à aucune
difficulté particulière et l'ouvrage fut achevé à la fin de la même
année.
Le 30 décembre eurent lieu les essais de charge, devant une foule
qui suivait les opérations non seulement sur les deux rives, mais
encore sur de nombreuses embarcations. L'épreuve consistait à faire
circuler des pièces d'artillerie de 6400 kg., attelées de chevaux.
Alors qu'une seule pièce défilait sur la 3e travée à partir de la rive
gauche, une paire de chaînes se rompit. Cette surcharge étant relativement
faible, on décida de poursuivre quand même les essais,
mais seulement pour les autres travées restées intactes. Malheureusement,
par suite d'une fausse manoeuvre des artilleurs, deux pièces
se trouvèrent arrêtées ensemble sur la troisième travée, celle qui
venait de subir une avarie. Le tablier s'écroula dans un fracas épouvantable,
mais resta cependant appuyé ... sur une seule des dix
chaînes, toutes les autres s'étant rompues! Ce fut une chance inouïe
que ce seul point d'appui ait résisté, l'accident grave fut évité:
personne même ne fut blessé.
Mais, comme l'écrivit Dufour dans le mémoire descriptif qu'il
publia en 1834: «le procès du pont paraissait fait». Toutefois, une
commission d'enquête fut nommée. L'un de ses membres, le physicien
Colladon, construisit une machine pour examiner les chaînes.
Une à une, elles furent démontées et éprouvées anneau après anneau,
puis remises en place.
On s'aperçut ainsi que la qualité des fers utilisés pour les chaînes
des ouvertures près de la rive gauche était insuffisante, tandis que
les chaînes de la rive droite, provenant d'une autre forge, résistaient
à toutes les épreuves. La cause de l'accident était donc à chercher
dans la mauvaise qualité de certains fers employés.
Dufour reconnut loyalement qu'il n'avait pas éprouvé systématiquement
tous les anneaux avant de les utiliser, ce qui était évidemment
une erreur. Trop confiant dans la qualité de fers fabriqués
dans son pays, il avait voulu gagner du temps. Il avait pensé aussi
que l'essai de toutes les parties des chaînes aurait risqué de les détériorer.
Les expériences de Colladon montrèrent également qu'une recuite
lente donnait aux fers incriminés les qualités de résistance requises.
C'est ainsi que l'on put donner aux anneaux défectueux la qualité
voulue. Les chaînes remises en place, on procéda à de nouvelles
épreuves, beaucoup plus sévères encore que les premières: l'ouvrage
résista.
Le 9 mai 1834, le pont fut ouvert au public.
Le Conseil d'Etat, dans son rapport annuel de gestion, rendit
pleine justice à l'oeuvre de Dufour, en écrivant: «Les épreuves faites
par la Commission ont prouvé que le système de construction de ce
bel ouvrage, que l'on doit au Colonel Dufour, est aussi solide qu'ingénieux».
C'était une réhabilitation aux yeux de l'opinion publique,
qui, à la suite des premiers essais, n'avait pas ménagé ses critiques.
Mais on peut imaginer les heures d'angoisse par lesquelles avait
passé l'ingénieur cantonal. il est probable que, dans ces heures-là,
l'échec de Navier, quelques années auparavant, avait dû souvent passer
devant ses yeux!
Comme nous l'avons dit, Dufour publia un mémoire sur le pont
des Bergues 5. Outre la description de l'ouvrage et de son exécution,
il y relate tous les faits observés au cours des épreuves et il en analyse
les causes avec une objectivité, une impartialité qui révèlent
son grand caractère.
— Nous avons ainsi passé en revue les principaux travaux de
génie civil exécutés par Guillaume-Henri Dufour. Ils forment un
ensemble harmonieux, qui se situe avant tout dans la Ville et le Canton
de Genève
Pour donner la mesure de ces travaux et surtout de l'effort fourni
par leur auteur, je crois utile de souligner que, en marge de son
activité d'ingénieur civil, il accomplit presque simultanément un
autre travail de grande envergure: celui d'ingénieur topographe, en
dirigeant pendant 32 ans les travaux pour l'établissement de la carte
fédérale au 1 : 100 000e, qu'il eut la grande satisfaction de terminer
en 1864. Il fut aussi, comme officier du génie, un ingénieur militaire
remarquable et exécuta à diverses reprises des fortifications. En particulier,
il modernisa celles de Luziensteig, de Bellinzone, d'Aarberg
et de Saint Maurice.
Son oeuvre de topographe, qui a fait l'admiration du monde entier,
est très bien décrite dans le livre Die Schweizerische Landesvermessung
1832-1864 (Geschichte der Dufourkarte) édité par le Bureau
topographique fédéral en 1896, et qui parut aussi en français deux
ans plus tard.
D'autre part, Dufour a donné la mesure de ses travaux en génie
militaire par la publication de deux ouvrages intitulés: Mémorial
pour les travaux de guerre (1820) et De la fortification permanente
(1822), tous deux édités par Paschoud, à Genève et Paris. Ces deux
ouvrages furent très appréciés en Suisse, comme à l'étranger. Le
premier fut traduit en allemand à Berlin, en 1825, et adopté dans
la suite comme manuel dans les écoles de guerre d'Autriche.
Mais l'activité scientifique et technique de Dufour ne s'est pas
bornée aux trois disciplines de l'ingénieur dont nous venons de parler,
non plus qu'à leur apporter certaines contributions qui font
date dans l'histoire de la technique. L'ingénieur cantonal a aussi
donné à l'Académie de Genève, à partir de 1817 et pendant une
vingtaine d'années, différents cours de géométrie descriptive, de
géodésie, de mécanique appliquée et d'hydraulique.
Il a laissé en outre une grande quantité de manuscrits scientifiques,
dont nous avons parlé au début de notre exposé, et qui comprend
non seulement ses cours rédigés (dont certains ont été publiés)
mais aussi de nombreux mémoires sur des sujets variés: Analyse,
Géométrie, Perspective, Mécanique, Astronomie, Gnomonique 6,
Théorie des fleuves, etc. 7. Plusieurs contiennent des démonstrations
originales de théorèmes, des méthodes nouvelles, des applications
intéressantes de la théorie à la pratique. Une des hautes qualités que
révèlent ces manuscrits, c'est la constante préoccupation de Dufour
de mettre au service de l'ingénieur ses connaissances théoriques, très
vastes pour l'époque.
En lisant l'écriture fine, précise, équilibrée de ce grand homme,
on est saisi d'admiration, non seulement par ses connaissances scientifiques,
mais par la culture générale qu'il possédait. Aussi ne faut-il
pas s'étonner qu'il ait été appelé en 1851 par le Conseil fédéral à
faire partie de la commission d'experts pour la création d'une Université
fédérale. S'il y prit parti contre cette institution, il se prononça
en revanche nettement pour la création d'une Ecole polytechnique
fédérale. Il présida même la sous-commission chargée
d'élaborer le premier projet de cette école 8.
Dufour mérite d'être appelé un savant dans toute l'acception du
terme. Quelles qu'aient été les circonstances, parfois très difficiles,
où ii s'est trouvé, il s'efforça toujours de garder le contact avec la
science. Nous en avons déjà fourni la preuve en citant le petit Traité
de perspective qu'il écrivit à Corfou. En voici deux autres:
En 1847, l'année même du Sonderbund, avant qu'il fût appelé à
prendre le commandement de l'Armée fédérale, mais alors que le
pays était déjà dans l'effervescence d'avant la guerre civile, Dufour
rédige une Théorie des fleuves, dans laquelle il développe un calcul
original du déversoir 9.
Un peu plus tard, le 21 octobre, les événements se précipitent, et
la Diète élit Dufour commandant en chef de l'Armée. Voici comment
il note l'événement 10:
«J'étais chez moi, tranquillement occupé à résoudre quelque question
de mathématique, lorsqu'une députation de la majorité de la
Diète ... vint m'annoncer qu'on me désignait. J'en fus comme pétrifié
et je fis ce que je pus pour éloigner ce calice; mais la Diète
elle-même ayant prononcé, malgré une lettre que je lui avais adressée
pour lui expliquer mes raisons de refus, il fallait me résigner.»
Jusqu'à la fin de sa vie, qui fut longue, Dufour garda son
intérêt pour la science. En 1871, quatre ans avant sa mort, il met
encore au point un traité de gnomonique, à la fin duquel il écrit:
«Ce petit traité ... sera probablement mon dernier ouvrage, puisque
sa date marque l'accomplissement de ma quatre-vingt-quatrième
année.»
Cette phrase m'invite à conclure, en affirmant que l'oeuvre scientifique
et technique du Général Dufour, quoique moins connue que
ses autres travaux, lui donne aussi droit à l'estime et à la reconnaissance
du pays.