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LA CRISE DE L'UNIVERSITÉ

Neuchâtel, Secrétariat de l'Université

EXTRAIT DE LA «REVUE UNIVERSITAIRE SUISSE»
Fasc. 3, XIXe année (1945/46) Rédaction: Dr. Ed. Fueter
Imprimé par S.A. Leemann frères & Cie., Zurich 2

La crise de l'Université

Discours prononcé par le professeur Maurice Neeser, à Neuchâtel, le 25 octobre 1945, lors de son installation dans la charge de Recteur.

Mesdames et Messieurs,

Certains d'entre vous estimeront peut-être oiseux l'exposé qui va suivre: il est tant de problèmes concrets, et qui intéresseraient de façon directe nos hautes écoles, celle de Neuchâtel en particulier. Et puis, l'entreprise est téméraire. Elle implique une connaissance sérieuse de l'histoire de l'Université (et c'est l'histoire de la pensée occidentale elle-même!). Elle expose au risque des synthèses trop rapides. Saisir la substance de sept siècles et prétendre en rendre compte en une petite heure, c'est manquer de sagesse. H vous faut, pour me suivre, une rare mesure de confiance et dans l'évocation du passé et dans les perspectives d'avenir auxquelles vous êtes conviés. Enfin, c'est le présent même que celui qui vous parle pourrait redouter: même si elles ne prétendent à aucune application immédiate, mes vues risquent d'être incomprises, ou, si elles sont comprises, de heurter de très respectables convictions.

Mais on ne choisit pas toujours son sujet. Celui-ci, dans les dimensions et dans l'allure qu'il a prises, m'a été imposé. Songeant à traiter devant vous quelque aspect de la question universitaire saisie en son principe, et, comme il arrive aux mauvais systématiciens, vue dans l'abstrait, je fis cependant quelques sondages au travers des textes. Je ne tardai pas à constater d'abord que l'Université, comme l'ensemble de nos institutions, subit une crise en rapport étroit avec les événements mondiaux de ces dernières années, j'entends ceux de 1914 à nos jours. Il me fallut admettre tôt après une autre évidence élémentaire: c'est que ce présent tragique a ses sources dans un lointain passé: C'était l'obligation d'affronter l'histoire et d'en méditer la signification, — au prix des plus redoutables raccourcis...

Après tout, les raccourcis peuvent conduire au but. Et ils sont bien dans l'essence de ce temps apocalyptique. Le train étourdissant des jours que nous vivons ne nous met-il pas, de force, en face non plus du mouvant détail — si intéressant que ce dernier persiste à être — mais du sens même de la vie? A l'Université aussi, la crise paraît atteindre sa plus vive profondeur philosophique. J'ai failli intituler ces pages: Les destins de l'Université; les destins, c'est-à-dire la succession des figures sous lesquelles l'Université est apparue au travers des siècles, dans le déploiement d'une évolution censée indéfinie. Il y avait là une issue vers l'évasion, la possibilité d'échapper à l'embarrassante obligation de conclure. Mais non, c'est bien le destin du haut enseignement (et d'ailleurs celui de l'école en général) qui apparaissait à l'horizon des siècles tumultueux, telle la cime dans les déchirures de l'orage; le destin: ce à quoi destine une Puissance éternelle supérieure aux évènements. C'est bien le destin de l'Université qu'il s'agissait de reconnaître ét de décrire au travers de la crise. Un destin qui ne condamne d'ailleurs pas l'homme à la passivité: Nous sommes appelés à le

reconnaître, et il n'est pas certain que nous puissions davantage. Mais le reconnaître, n'est-ce pas, déjà, y entrer; et, dans une certaine mesure — celle de l'homme — n'est-ce pas le prendre en mains?

Je ne saurais ce matin avoir d'autre ambition que celle-ci: Tout en m'excusant auprès de ceux pour qui ces réflexions iraient de soi, inviter les autres à un patient et bienveillant examen de la thèse en laquelle je me suis fortifié: Aux travers des siècles changeants un unique destin domine l'Université 1). Souvent voilé, souvent menacé, toujours le même en son essence, en somme inébranlable; susceptible au surplus des revêtements les plus modernes, mais fidèle à lui-même, et compatible avec le progrès le plus intrépide, si le progrès est jugé à sa juste norme.

Que les fondements même de la vie soient ébranlés, que la crise soit liée aux évenements mondiaux, cela est dans l'ordre des choses, Il est normal aussi que l'Université en ait le contre-coup. Beaucoup des indices que je vais 'en énumérer sont empruntés à des documents suisses, voire suisses romands. Toutes proportions gardées, et réserves faite des conditions locales, ils vaudront ailleurs aussi.

En 1920 M. Pierre Bovet faisait — à la demande des autorités de la haute école genevoise — une conférence sur La réforme scolaire à l'Université. Rien de plus caractéristique, pour l'optimisme constructif et concret de cette époque, que cet exposé heureusement confié à l'impression 2). Vous y trouverez, à la dernière page, une citation de Léonhardt Ragaz, un appel prophétique où sont amorcées les aspirations d'aujourd'hui: «Notre âge tout entier tend vers un but nouveau. Ce but implique une éducation nouvelle..., créatrice d'une âme et d'une culture neuves; éducation nouvelle née d'une compréhension nouvelle de Dieu...; éducation nouvelle conduisant à une race d'hommes nouveaux». Mais l'essentiel de cette étude est ailleurs. La crise y est résumée en une série de problèmes pratiques relatifs aux programmes, aux examens, à la matière et aux méthodes d'enseignement. Sont-ce ces préoccupations-là qui émeuvent en France, à cette époque, les "Compagnons"partisans d'une Université nouvelle, en Allemagne les rédacteurs socialistes de la revue intitulée Die neue Erziehung, à Zurich et à Genève les autres mouvements de rénovation pédagogique mentionnés par M. Bovet? Assurément pas de façon unique; les lignes citées tout à l'heure en offrent la preuve. Mais les questions techniques sont, en 1920, au premier plan de l'attention. Elles ne se trouvent, de nos jours, nullement disqualifiées. Mais nous assistons à une transmutation, des plans. L'arrière plan de 1920 passe en 1945 au premier. L'intérêt porté alors aux multiples problèmes spéciaux de la pédagogie s'estompe, momentanément sans doute, devant certains soucis plus essentiels, qui contraignent à simplifier.

De nos jours, devant l'écroulement catastrophique de la civilisation elle-même, source des pessimismes les plus fondés, c'est vers un souci unique que paraît converger la pensée de ceux qui réfléchissent au sort de l'humanité. Souci de quoi? C'est ici que nous verrons se marquer une distance sensible entre le monde des étudiants, tourné vers l'avenir, mû vers l'avenir par un sens profond et quasi instinctif du passé lointain, intimement aiguillonné par le sens de l'éternel, et celui des professeurs, attachés, de façon normale, avec la pondération qui est dans leur rôle, à ce présent qui est le leur, et aux dépendances immédiates de ce présent dans le jour d'hier et dans le jour de demain. Alors que les étudiants — j'anticipe — tendent à demander à l'Université ce qu'ils appellent une doctrine, ou une inspiration, ou une âme, les professeurs, ceux-là mêmes qui s'attachent au principe, répondent, en la personne de MM. Rappard et Victor Martin (pris ici à titre de types, comme le seront les étudiants): L'essence de l'Université, sa raison d'être, c'est l'unique liberté de la pensée. C'est la formation professionnelle aussi, sans doute, mais sous l'égide de l'incoercible liberté. Prenant possession de leur charge de recteurs de Genève, l'un en 1936, l'autre en 1938, ils prononcent deux discours également remarquables, et dont l'un enchaîne à l'autre, intitulés, le premier, L'Université et les temps actuels, le second, Penser difficilement 3). Pour l'un et l'autre, le signe caractéristique de l'esprit universitaire se trouve dans la revendication de l'entière liberté. «L'Université sera libérale, ou elle ne sera pas», écrit M. Rappard. «La liberté est aussi indispensable à la recherche de la vérité que l'air à la vie de l'être humain. Limiter cette liberté, entraver cette recherche c'est avouer implicitement ou que cette vérité est déjà connue, ou qu'elle est toute inconnaissable, ou qu'elle est dangereuse à découvrir. C'est priver l'Université de sa fonction la plus haute». Et M. Victor Martin, au cours d'une de ces analyses où la finesse s'allie à la profondeur, de signaler les exigences qui font de l'exercice de la liberté intellectuelle un «penser difficile». Ces exigences? le désir de trouver la vérité, une grande dose de patience, une non moins grand humilité, un non-conformisme résolu, résolument opposé à tout dogmatisme. Et si la liberté se trouve en 1936 et en 1938 revendiquée surtout à l'égard de l'Etat, M. Rappard saisit en 1944 l'occasion que lui en offre la session de l'Union nationale des Etudiants de Suisse, à Fribourg, pour la revendiquer à l'égard de l'Eglise: «La mission de l'Université, y dira-t-il, n'est pas de propager une foi,... Elle ne doit proclamer que des vérités susceptibles d'être démontrées et vérifiées. Or les certitudes que demande la jeunesse ne sont pas de cet ordre». (Revue universit. suisse 1945/46, p. 25-26)4).

C'est la question à laquelle nous oblige à réfléchir un mouvement qu'il serait certes exagéré de dire général parmi les étudiants, mais qui anime certains de leurs chefs les plus en vue. II eut ses manifestations, l'an dernier,

dans deux rencontres qui se suivirent immédiatement: la session du comité du Fonds Européen de Secours aux Etudiants, de caractère international, à Genève, du 17 au 20 juillet, et celle de l'Union nationale des Etudiants de Suisse, à Fribourg, du 21 au 24. Les actes de la seconde sont à notre disposition dans une brochure intitulée Reconstruire l'Université 5). Tout en vaquant à l'étude des mesures destinées à remédier à la misère matérielle où la guerre a précipité nombre d'étudiants, la conférence de Genève a prêté l'oreille aux aspirations des jeunes pour l'Université de demain. Elle a élaboré, en vue de cette dernière, une «charte universitaire» digne de la plus sympathique attention. La voici:

«On reconnaît comme fondement de l'Université les valeurs suivantes:

I. La recherche sincère et désintéressée de la vérité; ce qui implique:

a) une curiosité intellectuelle délibéremment critique à l'égard de tous les résultats acquis...

b) le devoir de résister à toutes les pressIons extérieures de nature à entraver cette recherche.

II. La formation d'hommes ayant une conception large et cohérente de la culture humaine et du sens de la responsabilité des intellectuels vis-à-vis de la société; ce qui implique:

a) la lutte contre un empiètement excessif de la préparation technique sur la formation intellectuelle;

b) la recherche loyale d'une culture nationale et internationale.

III. La fraternité universitaire; ce qui implique:

a) qu'aucune différence de sexe, de classe, de fortune, de race, de nationalité, de religion ou de conviction politique et sociale, ne doit conférer... une disqualification universitaire pour personne;

b) qu'il importe de favoriser à l'intérieur de l'Université la vie communautaire...

c) qu'il faut réaliser le rapprochement et la collaboration entre les universitaires des différents pays».

Vous aurez reconnu sous chiffre I l'élément sur lequel les maîtres cités tout à l'heure insistaient, et qui ne sera contesté par personne: le postulat relatif à la liberté de la recherche. Celle-ci doit être totale et résister «à toutes les pressions extérieures».

Quant aux chiffres II et III, ils traitent tous deux du devoir de l'Université envers l'humanité. Et il importe de liquider tout de suite I'ambiguité issue, sur ce point, du terme formation de l'homme. Nombreux sont les étudiants qui l'utilisent, et le voici retenu dans la Charte. Il est mauvais. M. Rappard, profitant du fait que les Etudiants de Suisse lui demandèrent de tirer la conclusion de leur rencontre, le fait remarquer. Constatant, par l'exemple d'Erasme, que l'on peut être «admirable universitaire» et avoir

«un caractère déplorable», il ajoute: «Je serais le dernier à déprécier ces qualités de caractère, auxquelles, dans l'échelle des valeurs, j'attribue au contraire la première place. Mais.., c'est à la famille, à la religion, à la société, à la. vie, à former le caractère; ce n'est pas à l'Université». Suivent de judicieuses remarques sur l'importance qu'ont à cet égard, néanmoins, les activités que M. Rappard appelle para-universitaires, telles que les sports, ou les sociétés d'étudiants (R. U. S. 1944/45, p. 20). Concédons-le sans hésiter: il y a sur ce point dans les revendications des étudiants une ambiguité. Car, selon les termes mêmes de la Charte, c'est moins de formation de l'homme et de la société humaine qu'il s'agit, que du «sens de la responsabilité des intellectuels vis-à-vis de la société». L'Université doit «résister à toutes les pressions extérieures» de nature à entraver la recherche du vrai. Bien: cela implique certaines résistances, là où il le faudra, aux ingérences d'organismes tels que l'Etat ou l'Eglise. Mais elle aura le sens de sa «responsabilité vis-à-vis de la société»; d'une société qu'elle guidera? dans une certaine mesure; dont elle déprendra? sans doute aussi. Et il se pourrait que le libéralisme outrepassât les justes limites lorsqu'il s'aventure à dire, avec M. Rappard, qu'il n'est pour l'esprit universitaire «point de vérités dangereuses» (R. U. S. 1945/46, p. 28). C'est ici qu'il importe en tout cas d'avoir une vision nette des éléments de l'esprit universitaire. Il revient en gros, si nous souscrivons à la Charte de 1944, aux deux postulats suivants:

La liberté de la recherche et le respect de l'humain, ou: la liberté de la recherche dans le respect de l'humain.

Mais encore — là est tout le problème — faut-il s'entendre sur ce que l'on appelle l'humain.

Est-ce vraiment l'homme que cette raison toute abstraite, isolée de la vie affective, que décrit la tradition rationaliste? Se trouvera-t-il de nos jours quelqu'un pour reprendre, dans sa lettre et dans son esprit, l'affirmation de Renan: «L'homme n'appartient ni à sa langue, ni à sa race; il n'appartient qu'à lui-même, car c'est un être libre». (Reconstruire p. 33.) Est-ce vraiment l'humanité que la «république morale» de Rousseau, de Kant, de Renouvier: cette juxtaposition contractuelle, dans l'abstrait, de personnes prétendues indépendantes? Et d'autre part, le naturalisme à la Haeckel, ou à la Marx, qui, au 19ème siècle, courut parallèlement au rationalisme, respecte-t-il encore l'humain? Est-ce encore l'homme que cette «chair» totalement dépouillée de la raison? Est-ce encore l'humanité que la simple espèce biologique? Dans la réalité telle qu'elle est, l'homme n'est-il pas cet être fait à la fois de chair et de raison, et qui, dans sa vie collective, s'attache à un sol, aux traditions de son clan, au visage et au coeur de sa patrie?. Et n'existe-t-il pas au surplus, très répandue, universelle si l'on pouvait consulter le tréfonds des âmes, une conception selon laquelle l'homme, et l'humanité, comporteraient un élément proprement spirituel de caractère métaphysique, l'humanité n'étant elle-même que compte tenu de cette surnature et de cette surraison qu'est l'état de grâce?

De ce point de vue le naturalisme et le rationalisme stricts — j'entends

un naturalisme et un rationalisme exclusifs du surnaturel et du surrationnel — échapperont-ils à l'accusation de méconnaître le vrai sens de l'humain?

C'est précisément cela que, vers la fin de l'entre-deux-guerres, un certain nombre d'étudiants auront pressenti. Ce qu'ils veulent dire, lorsqu'ils disent que l'Université a perdu son âme, c'est cela. Ils l'accusent d'avoir méconnu cette image-là de l'homme. Celle qui tient compte en lui de l'élément spirituel, le terme étant pris ici au sens où le prend la foi chrétienne. M. Victor Martin cite le mot d'un licencié ès lettres qui, à ce moment, s'est mis à l'étude de la théologie, M. Alfred Werner, mot tiré d'un discours fait à l'occasion du diès académique de Genève, en 1937: «l'Université ne possède plus aucun centre spirituel, et aucun principe d'action ne coordonne plus les membres disjoints de ce grand corps». Et le professeur d'ajouter: «Si je comprends bien, la pensée exprimée ici est que l'Université, en se laïcisant, a perdu son unité spirituelle, son âme propre». (Penser difficilement p. 7.) Le commentaire est exact. «Nous nous garderons bien de protester à l'aveuglette», dit encore M. Martin. Nous nous en garderons nous-même avec un soin jaloux.

Cette conception de l'homme et de l'humanité, disent les mêmes étudiants, est la seule qui permette de donner, de l'homme et de l'humanité, dans la vie concrète, une réalisation vraie et solide. Ecoutez sur ce point le témoignage de M. Hoekendijk, porte-parole des étudiants hollandais de la Résistance. Après avoir insisté sur la nécessité d'une renaissance du sens communautaire au sein de l'Université, il affirme le rôle que cette dernière aura dans la rénovation de la communauté humaine. «Mais, ajoute-t-il, une telle conception porte en elle les germes de sa propre liquidation si elle n'a pas un solide lien vital».... «Les années d'occupation nous ont ouvert les yeux: Si les Universités en tant que telles ne se sont pas défendues, c'est parce qu'elles ne savaient pas exactement ce qu'elles avaient à défendre... La grande question est de savoir si l'Université pourra se libérer du nihilisme dans lequel elle se trouve». (Reconstruire, p. 43-44.) Le nihilisme, vous le comprenez, c'est, ici, l'attitude dans laquelle l'Université, méconnaissant le lien qui doit unir la libre recherche au souci de l'humain, prétend vivre uniquement de la première. C'est plus précisément l'attitude où, le sens de l'humain étant admis, — et comment en faire totalement abstraction? — il n'est admis que tronqué, diminué de son élément essentiel.

A vrai dire, une analyse objective de la situation actuelle dans le monde des étudiants conduit à une constatation dont la gravité ne nous échappe pas. L'un des participants à la conférence de Genève, M. Citroën, fournit à ce sujet, dans la Revue universitaire suisse, des indications que les actes officiels ne donnent pas. L'aspiration d'un renouvellement de l'Université dans le sens du spirituel ne s'est trouvée que chez certains des représentants des petites nations. Russes, Allemands, Italiens, se sont révélés encore sous l'emprise marxiste et communiste. Un représentant de la Résistance française lui-même s'est fait l'interprète de l'anti-intellectualisme pessimiste, du nihilisme nitzschéen qui serait actuellement en faveur chez beaucoup de ses

compatriotes (R. U. S., 1944/45, p. 234-237). Opposés à la reconnaissance du spirituel, ces représentants du monde étudiant n'auraient en somme admis la Charte elle-même (elle borne son horizon, nous l'avons constaté, à l'aspect intellectuel du problème) qu'avec une sorte de condescendance. De sorte que la victoire de la conception spirituelle de l'Université est très loin d'être gagnée 6).

Il n'en reste pas moins que nous nous trouvons en présence d'un retour, par delà les déploiements de la Renaissance, aux traits essentiels de l'Université tels que — nous allons le voir — le moyen âge les a fixés. Car, affirmer qu'elle a perdu son âme, c'est dire qu'elle l'eut à ses origines, qui sont dans le moyen âge. Au travers d'un mouvement cinq fois séculaire, et dont nous dirons tout de suite qu'il n'est pas question de le tenir pour vain, l'Université tendrait à affirmer la permanence de son destin, se cherchant elle-même comme à tâtons; cherchant dans l'ombre, et déjà dans l'aube, la main qui ne l'a pas abandonnée. II.

Essayons de fixer l'apport du moyen âge à l'Université. Il est capital puisque celle-ci doit à celui-là sa naissance d'abord, ensuite ses caractères essentiels.

L'Université est une création du moyen âge. Du moins est-ce là une affirmation assez habituelle chez les historiens.

Il ne s'agit pas de création absolue, cela va de soi. Si l'histoire a des césures, elle est sans ruptures. Il y eut des écoles avant le moyen âge. Les écoles, soit monacales, soit épiscopales, qui précédèrent l'Université et dont l'Université procède, sont elles-mêmes les filles de celles de l'empire romain. L'élément réellement nouveau que présentent les Universités est en rapport étroit avec le trait caractérstique le plus général du moyen âge: à savoir l'avènement d'une civilisation oecuménique, dans les limites géographiques d'un monde centré vers l'Europe occidentale, et sous hégémonie des papes.

Le moyen âge occidental et chrétien absorbe tout l'intérêt des siècles qui séparent le déclin de la Rome antique de la Renaissance. Au point de vue religieux Bysance l'a cédé au siège de saint Pierre; la culture grecque, invinciblement attirée vers le cloître, ne saurait à la longue contenir le dynamisme de la nouvelle culture latine, attentive surtout à la vie dans le siècle. A la suite d'une longue rivalité, la puissance politique a passé de l'Orient à l'Occident. Du robuste tronc romano-franc a surgi le Saint Empire dit germanique. Mais, à la faveur de la dislocation qui ébranla ce dernier après la mort de Charlemagne, les papes ont peu à peu réussi à réduire à leur avantage la dualité des deux pouvoirs, le spirituel et le temporel. L'empereur Henri IV est allé à Canossa, et le Pontife Grégoire VII règne sur le seul monde qui compte à partir du XIème siècle: la chrétienté romaine. Un

univers assurément limité, et du point de vue géographique et du point de vue dogmatique; une oecuménicité doublement relative, sans doute, mais néanmoins très réelle pour le temps, et réellement très prestigieuse.

Cette unification oecuménique des valeurs humaines, sous l'hégémonie pontificale, dans les limites du monde occidental, sera la condition créatrice d'une nouvelle organisation des études. C'est alors, en effet, que s'allume l'impérissable flambeau qui s'appelle Bologne (1088), Paris (1120), Oxford (1130), et qui va se ramifier rapidement. S'il y a là évolution — le lien avec le passé étant réel — c'est d'une évolution révolutionnaire qu'il s'agit. Le type nouvellement apparu sera, sans doute, susceptible de modifications diverses, et, nous le verrons, très sérieuses. Mais c'est un type, durable en son essence. Il faut retenir cette affirmation — elle est d'un Anglais qui me paraît avoir pénétré à merveille le sens même de l'Université —: Bologne, Paris, Oxford, «c'est de ces trois institutions historiques, symbolisant l'idéal médiéval, que toutes les Universités du monde tirent,.., leur principe» 7),

Quels sont donc, ces bases admises, les traits essentiels de la maison du savoir?

Le premier, c'est ce zèle qui confert à l'étude un prestige oecuménique, la chose étant signifiée par l'expression de studium generale. A ses origines la haute école ne porte pas le nom d'universitas, pas habituellement du moins, mais celui de studium. Terme bien caractéristique. Il faut regretter la négligence en vertu de laquelle l'institution qui le portait l'a laissé choir (au profit de messieurs les avocats et notaires, qui lui ont donné une acception certes honorable, mais restreinte). Il signale la raison d'être la plus intime de l'Université, à savoir l'étude; elle est la maison de l'étude. En outre, parmi les hautes écoles du moyen âge, certaines, — Paris, Bologne, Oxford, Montpellier — acquièrent bientôt un renom particulier: ce sont les studia generalia, des centres scolaires de première importance et de renom triomphant, que l'on distinguera des studia particularia: écoles d'importance secondaire et de moindre renom. Les studia generalia sont des centres oecuméniques: leurs diplômes valent pour l'ensemble de la chrétienté. En tient-il à l'ampleur des programmes (à ce que l'on nommera plus tard l'universitas studiorum)? Non. L'ampleur de la matière soumise à l'étude, son extension progressive sont dans la nature même de l'insatiable besoin de savoir qui tenaille l'esprit humain. Ce ne sont jamais les questions de principe, ce sont les circonstances plus ou moins fortuites qui expliquent l'absence, dans tel ou tel studium, de telle ou telle faculté. Il arrive qu'une école se spécialise dans tel ou tel domaine; c'est le cas de Paris pour la théologie, de Bologne pour le droit, dè Montpellier pour la médecine. Mais toutes les hautes écoles du moyen âge ont pour leur programme le même souci de généralité. Le premier des caractères généraux du studium c'est l'oecuménicité du renom, rendu possible par l'unification géographique, linguistique, politique et religieuse du temps, et effectivement réalisée en

des écoles telles que Paris, Bologne, Oxford, par le prestige des maîtres. Le nationalisme moderne a-t-il aboli cette tendance de la haute école? Il s'en faut. L'ambition de tout centre d'études, de nos jours encore, si lié soit-il au pays, à la région qui en est le siège, ambition toute désintéressée et qui tient au seul pur amour de la science, c'est d'accéder, dans l'opinion du monde savant, au titre de studium generale. Ce serait bien mal placer la modestie que de négliger ici l'occasion de rendre hommage, en passant, aux hommes qui, de leur temps, contribuèrent à conférer cette auréole à Neuchâtel: les Bourguet, les Emer de Vatel, les Ostervald, les Agassiz, les Frédéric Godet, et, s'il est permis de s'aventurer plus avant, pour ne citer que trois noms parmis les morts, et dans la seule faculté des sciences, les Argand, les Fuhrmann, les Alfred Berthoud.

Le second caractère de la maison du savoir est d'être un centre d'études libres, ou un libre centre d'études.

L'étude, poursuite du vrai, ne peut être soumise qu'au seul souci du vrai. Un sûr instinct avertit le premier venu que l'asservissement aux contraintes externes est, sur le plan des études, plus inadmissible encore que sur n'importe quel autre. Je ne dis pas que les maîtres et les étudiants aient toujours été des hommes libres. Je dis qu'en acceptant, dans la poursuite de la vérité, d'autre service que celui de l'humanité bien entendue, ils trahissent leur mission. Surtout, à ce point de mon exposé, j'affirme que nous n'avons pas le droit de tenir l'Université du moyen âge pour asservie, en dépit de son respect pour le Saint siège. Qui d'entre nous songerait à tenir pour des ilotes de la pensée un théologien tel que Thomas d'Aquin, un juriste tel que cet Irnerius (ou Wernerius) qui organisa à Bologne l'étude du droit civil, ce Robert Grossetête, le subtil arabisant, en son temps chancelier d'Oxford, ces Guy de Chauliac, ces Arnaud de Villeneuve qui illustrèrent à Montpellier, dès le 13ème siècle, la médecine chirurgicale 8)? Sans doute ces maîtres font-ils partie, avec l'ensemble de leurs collègues, d'une organisation soumise au Saint siège. Mais cette dépendance n'altère pas, en son principe, ce sens de la liberté que souligne, aux yeux de quiconque en connaît l'histoire, le terme même d'Université, ou plutôt ce sens de la liberté que l'universitas est destinée à assurer au studium lui-même.

Car telle est la portée originelle de l'universitas, abrégé des expressions universitas magistrorum, universitas scolarium, universitas magistrorum et scolarium. La haute école, à l'origine, et des siècles durant, est désignée par le terme de studium. Or, pour vivre, le studium a besoin, autant et plus que toute autre entreprise, de liberté: financière, administrative, juridique, intellectuelle. C'est cette liberté que le studium, à l'instar de tous les corps de métiers du moyen âge, cherche à acquérir, ou à fortifier par l'organisation corporative. Pour assurer leur vie matérielle d'abord, et se garantir contre les concurrences, pour assurer leur indépendance administrative et juridique, les maîtres, les étudiants du moyen âge se syndicalisent, séparément d'abord, et ensuite ensemble. Ils constituent ces corporations, analogues à toutes les autres corporations du moyen âge, que l'on appellera,

d'un nom utilisé par le latin classique déjà en un sens analogue, des universitates: c'est-à-dire des totalités, parcequ'afin de mieux atteindre leur but, elles formeront un tout, englobant la totalité des maîtres ou des élèves, la totalité des maîtres et des élèves. J'ai émis tout à l'heure un regret sur la disparition du terme de studia. Mais la supplantation de ce dernier par celui d'universités n'est-elle pas un heureux symptome? N'est-elle pas de nature à souligner le besoin de liberté qui anime la haute école? Et la chose ne se traduit-elle pas, en dépit des apparences encore, par l'appel à la papauté auquel recourent constamment les studia du moyen âge? La Rome pontificale n'est pas seulement la capitale du monde alors connu, l'autorité qui consacre le rayonnement des écoles les plus célèbres et qui confère à leurs diplômes la plus vaste ampleur et le plus sûr rendement. Elle est le siège d'un souverain élevé au-dessus des princes et des évèques, étranger aux compétitions locales, et qui voit les choses de haut. En fait les établissements scolaires supérieurs du moyen âge n'ont de cesse qu'ils n'aient secoué la juridiction du prince ou de l'évèque, celle du prince-évèque, afin de passer sous celle du pape, cet archevêque et ce archiprince. Et c'est la source, pour l'Université, non seulement d'une plus grande autonomie économique, administrative et juridique, mais intellectuelle aussi.

Entendons-nous: L'autorité papale — nous reviendrons sur ce sujet — ne pouvait pas ne pas imposer certaines limites à la liberté intellectuelle de l'Université. Je ne me chargerais pas d'étayer l'assertion de M. d'Irsay 8), selon qui, «si la liberté de l'enseignement fut [au moyen âge] quelquefois limitée, ce fut toujours l'opinion publique des écoles et du monde savant qui détermina ces restrictions». Le souci du dogme, dont la papauté avait la charge, ne pouvait pas ne pas se traduire par certaines gênes intellectuelles. L'Université le vit bien lorsqu'elle eut à défendre, à l'occasion, contre les préventions du Saint siège, l'enseignement du droit romain; (ne donne-t-il. pas à ceux qui l'étudient, remarque M. Glotz, «à la différence du droit canon, la conception d'une société civile autonome?»), ou la formation même des facultés des arts, de droit et de médecine; (ne constitue-t-elle pas une évasion hors de l'Eglise?). La désignation directe par le pape de professeurs dominicains ou franciscains particulièrement dévoués à son service ne laissa pas de provoquer des conflits entre l'Université et Rome, l'Université voyant dans ces délégations, dit le maître historien, «un grave obstacle à la libertas academica dont la nécessité se faisait déjà confusément sentir» 9).

Confusément! l'adverbe est peut-être de trop. Le sens de la liberté académique est congénital au studium. C'est dire que, sans elle, il ne saurait vivre de sa vraie vie, et que le gouvernement dont il dépend par ailleurs

ne saurait y contredire longuement. Au moyen âge, dans les cas extrêmes, tel, par exemple, celui de l'admission du «nouvel Aristote» au programme des cours, on verra la papauté user d'une significative souplesse, interdisant, puis autorisant, ou plutôt se rangeant au fait accompli, souffrant en fait, à côté des vues moyennes de saint Thomas, les thèses méfiantes des augustiniens, et celles, trop confiantes, des disciples d'Avérroès. En somme la situation sera la suivante: le sens de la liberté se traduira par certaines protestations de l'Université contre l'autorité pontificale. Mais une vue quelque peu profonde des choses le distingue à l'oeuvre, ce sens de la liberté, à cette époque aussi et surtout, dans le recours à l'autorité pontificale. Et ce recours se trouve motivé, pour un part, par le fait que, comparés aux bornes restreintes de l'Etat-Eglise régional, les horizons de I'Etat-Eglise universel sont plus ouverts. Mais sans doute s'inspire-t-il de la conviction que la liberté elle-même n'est réelle et complète que dans un certain souci de l'humain, ce souci étant aux yeux de l'homme du moyen âge symbolisé par la foi chrétienne elle-même.

Et nous voici parvenus au troisième des caractères typiques de l'Université primitive. Le troisième, si nous séparons l'ambition de savoir de la liberté du savoir; le second si, comme il apparaît normal, nous reconnaissons que ces deux premiers éléments sont inséparables: l'Université du moyen âge, étant issue du besoin d'une libre étude oecuménique, s'inspire en outre du souci du spirituel en l'homme et dans la société humaine. Il est sûrement inutile d'insister sur ce point. Le moyen âge, autre expression de l'âge d'or, à laquelle il s'agirait de ramener notre temps? Certes non. C'est du moins un âge auquel on ne saurait contester le souci du salut chrétien, même si on le conçoit sous un angle à certains égards différent.

Et voici entr'aperçus, perceptibles, il me semble; au chercheur dépourvu de parti-pris; voici dépistés, en leur principe, les traits permanents de l'Université; ceux dont, ici et là, elle a conservé le sens; ceux à la recherche desquels de nos jours; nous la voyons tendre, plus ou moins consciemment, les cherchant dans leur idéale pureté. Il est possible que la crise introduite par la Renaissance concoure, finalement, à les dégager d'obscurités et d'étroitesses trop réelles, à les mettre en une lumière nouvelle, à leur valoir leur vraie portée.

Mais dirigeons maintenant notre méditation sur les obstacles élevés par le moyen âge lui-même devant l'épanouissement du principe universitaire et sur la nécessité de la Renaissance.

La faiblesse du moyen âge?

La conception chrétienne du monde, interrogée dans sa constante, n'exclut pas une certaine évolution du monde, telle que la science est en mesure et en devoir de la décrire. Elle est opposée à l'idée, soit athée soit panthéiste, d'une évolution indéfinie, sans commencement ni fin. Elle n'exclut pas l'admission, entre ce commencement que fut le paradis perdu et cette fin que sera le paradis retrouvé, de développements assez étendus pour que s'y exerce, sans s'y épuiser jamais, le libre essor de la recherche savante.

Entre deux limites dont il faut comprendre qu'elles sont de l'ordre métaphysique, elle reconnaît donc, susceptible d'une connaissance objective, la vaste histoire de la nature et de l'humanité. J'insiste: Elle admet une fermeture du monde, mais une fermeture qui, saisie dans son ordre à elle, ne le ferme pas, dans son ordre à lui; une fermeture en deça et au delà de ce monde, et qui, tout en dominant de cette façon-là l'histoire du monde créé, met à leur aise, dans les vastes limites de ce monde, la réflexion des philosophes et les expériences des hommes de science 10).

La faiblesse du moyen âge, c'est de méconnaître, en somme, — je simplifie à l'extrême, je ne crois pas trahir — cette distinction: c'est de considérer le monde comme actuellement et définitivement clos et immobile, soustrait à toute évolution interne. Et cela pour deux raisons déjà signalées, mais qu'il s'agit de définir avec netteté. L'une est une erreur intellectuelle désormais élucidée, semble-t-il: la méconnaissance où les hommes d'il y a 700 ans se trouvaient à l'égard des dimensions réelles de l'univers créé; une carte géographique d'il y a 700 ans suffit à nous la rappeler. L'autre gît dans une disposition psychologique qui se perpétue au travers des siècles mais qui semble avoir été particulièrement accentuée au moyen âge: c'est l'idée que, dans l'Eglise visible, le ciel même est descendu sur la terre. Aux yeux de la famille spirituelle à laquelle appartient celui qui vous parle, l'Evangile se résume dans une grâce divine souveraine, donc irréductible à toute loi humaine. Les dogmes, les rites, certes indispensables, l'annoncent, en provoquent l'irruption, la symbolisent, en canalisent en une certaine mesure les effets, mais ne la contiennent pas et ne sont pas à confondre avec elle. La traduction la plus authentique ici-bas en est dans les inspirations de la charité, source d'une Eglise qu'il est prudent de ne confondre avec aucune orthodoxie verbale ou sacramentelle. Le moyen âge, lui aussi, est certes visité par la grâce souveraine en une foule d'âmes et l'Eglise la meilleure se manifeste en elles: pensez aux âmes franciscaines, aux mouvements mystiques. Mais ce qui, dans l'ensemble, caractérise cette époque, c'est une disposition très accentuée à penser que le surnaturel s'incarne, de façon exhaustive, dans les institutions doctrinales et rituelles. Le ciel est ainsi censé présent dans un monde trop petit pour le recevoir. La pensée menace, alors, d'étouffer, d'une part dans le trop étroites limites spatiales et temporelles qui lui sont imposées, et, de l'autre, sous la pression d'un surnaturel dont on prétend lui offrir, dans un organisme ecclésiastique, toute l'incommensurable mesure. Elle n'enseignera qu'une science finalement trop courte puisque l'univers est, pour elle, réduit à de si étroites limites. Cette science sera, dans une large mesure, faite d'avance, achevé; puisqu'elle est celle d'un monde considéré lui-même comme achevé, ou sauvé par une rédemption tenue pour objectivement achevée. Le contact avec la réalité, l'expérience, n'ayant dès lors rien à lui apprendre, la méthode en sera essentiellement

formelle, comparable au fonctionnement du moulin qui tourne à vide, parce que, toute moisson étant engrangée pour toujours, il n'y a plus aucun grain à broyer.

Des protestations seront inévitables.

Celle de la Réforme? Certes, si du moins nous savons assez nous méfier, nous autres Réformés, des étroitesses trop souvent inséparables, semble-t-il, de l'Eglise visible. En tant qu'Eglise constituée, la Réforme succombera si souvent à la tentation qui menace toute forme visible de l'Eglise: celle de fermer les horizons. Les Servet, les Képler, maints théologiens fort honorables en savent, chez nous, quelque chose. La juste protestation de la Réforme centrale en cette affaire, certes, c'est, en elle, cet élan proprement religieux vers la souveraine grâce, et cette acceptation de la souveraine grâce par quoi il arrive qu'un homme, sans pour autant quitter l'Eglise particulière qui fut pour lui le lieu et de l'appel et de l'acceptation, rejoint l'Eglise vraie de tous les temps, l'âme de l'Eglise, la communauté cachée au coeur du Christ, traduite au dehors par l'action de cette vertu qui, d'après le chapitre 13 de la 1ère Epitre aux Corinthiens, défie le temps. C'est à cette Eglise-là aussi — elle n'a, vous le voyez, rien de confessionnel — que nous demanderons l'authentique souci du spirituel, la Renaissance n'ayant à cet égard qu'un rôle de second plan, dangereux certes, mais nécessaire, et grandiose: celui de découvrir et d'affirmer les vraies dimensions, le mouvement réel et la réelle nature du monde.

La nécessité, la beauté de la Renaissance!

Elle ouvre les yeux des hommes sur ce monde, sur les vraies dimensions, sur la fervente vie de ce monde, sur sa splendide misère, sur sa dramatique, changeante, et toujours nouvelle beauté.

Voici, en 1453, l'arrivée en Occident des savants grecs, chassés de Constantinople par l'invasion musulmane. Les voici, chargés des manuscrits qui, poussant à l'étude des langues classiques, vont évoquer, dans une lumière directe, la vie telle qu'elle est vécue par l'homme laissé à lui-même, ou secondé par des dieux trop semblables à lui-même: voici ressuscitée la vénusté sensible du monde grec, la force rationelle de l'empire latin. Voici l'imprimerie, et donc le livre divulgué; des livres qui, laissant là la rumination dialectique, décriront les choses. Les caravelles de Christophe Colomb découvrent l'Amérique (1492); celles de Vasco de Gama ouvrent la route maritime des Indes (1497). Tandis que s'ouvrent ainsi des continents nouveaux, les. explorateurs du ciel astronomique sont à l'oeuvre: c'est la randonnée copernicienne. Et, dans le même temps que se révèlent les sublimités du firmament, une physiologie audacieuse explore les profondeurs de l'homme: Surgissent les découvertes de Vésale, de Michel Servet, de Harvey, d'Ambroise Paré... C'est le monde dans sa vertigineuse étendue, dont les savants proclament la vivante réalité concrète.

Comment prétendre encore saisir ce multiple et changeant univers dans l'engrenage d'une pensée purement dialectique, ainsi que le moyen âge avait cru pouvoir le faire? Il y a désormais du blé au moulin, un blé qui présuppose

les semailles, les labours, tout le dur et noble contact avec le sillon. La méthode de la connaissance va changer. Ce n'est pas en vain que Roger Bacon aura aiguillé les esprits vers l'expérience. On va reconnaître la nécessité d'étudier les choses non plus au travers d'Aristote, et d'un Aristote vu de très haut, mais en elles-mêmes, à l'aide des instruments qui prolongent et affinent les sens: ce sera la réapparition, mais combien amplifiée, de l'observation telle que les anciens grecs eux-mêmes l'avaient, timidement, pratiquée. C'est l'aube de la science moderne, annonciatrice de la philosophie émancipée dont Giordano Bruno et Descartes poseront les bases. Mais avant celle-ci se sera fait jour la méditation de très libres moralistes tels que Rabelais et Montaigne. Et les roses de Ronsard auront fleuri. Dans l'ordre politique — autre effet d'un contact plus étroit avec la nature — ce sera la résurrection du sens des liens qui rattachent les divers groupes humains à leurs sièges géographiques et ethniques: le sentiment national et patriotique s'affirme à nouveau, interprété par des politiques tels que Machiavel (1469-1527) ou Thomas Morus (1478-1535). Voici enfin, née des mêmes influences, .une floraison nouvelle, au regard des hommes rendus à eux-mêmes, de la souriante ou tragique grandeur des choses: Les poètes, les sculpteurs, les peintres vont s'exprimer, guidés par de très grands génies: Léonard de Vinci, Miche! Ange, Raphaël. Quant à la musique, à laquelle l'âme des peuples occidentaux, «enrichie de tant de notions nouvelles», va demander «une expression plus complète de ses inquiétudes et de ses espérances», —plus complexe que celle du chant grégorien —- il n'est pas certain que Palestrina lui-même l'ait contenue, contre les entreprises des Joachim Desprez, des Roland de Lassus, des Jannequin, dans l'austérité des âges précédents 11).

Faut-il déplorer la Renaissance? Il faut l'admirer. Comment ne pas comprendre l'exubérante fermentation, l'allégresse de cette découverte de l'étendue et de la magnificence du monde! Et comment ne pas reconnaître la nécessité, et donc le caractère providentiel, de cette libération de la pensée à l'égard des limites si longtemps et si arbitrairement imposées tant à l'objet lui-même des études qu'à la manière de l'aborder! Si le studium universitaire a son premier trait essentiel dans l'ambition de saisir le vrai, de le saisir dans une libre recherche, il ne pouvait que saluer la Renaissance avec le plus sympathique intérêt. Le souci du spirituel qui le caractérise aussi dès sa naissance, et qui entre en son essence aussi, était de nature à le faire réfléchir, certes, devant le mouvement nouveau. Mais le porterait-il à un recul, à un refus de principe? Non. On sait quelle faveur les papes lui marquèrent. Quant aux chefs de la Réforme, assurément plus réservés, on leur fait tort en les accusant d'obscurantisme (d'Irsay). Le moins qu'il faille dire de leur attitude sur ce point, c'est que, ayant apprécié à leur juste valeur les services d'un Erasme, d'un Jacques Lefèvre, d'un Reuchlin, d'un Guillaume de Budé, des Estienne, il ne songèrent pas à condamner en bloc la libération qui porte aussi ce nom: — un très grand nom — l'humanisme.

Il est pourtant indéniable que la Renaissance mit l'Université en péril,

et que le péril, au frayes des siècles écoulés, a atteint aux proportions de la crise actuelle. Quelle attitude adopter en vue d'un meilleur avenir, c'est ce qu'il nous reste à examiner. III.

Le premier devoir, cè serait de reconnaître le danger de la Renaissance.

Il est, non pas dans l'humanisme en lui-même, mais dans la démesure de l'humanisme. Il pointe dès que l'humanisme croit pouvoir récapituler l'homme et l'humanité soit dans le seul instinct soit dans la seule raison, selon que le génie antique renaissant en lui est celui d'Héraclite ou celui de Platon, d'Aristophane ou d'Euripide, de Gorgias ou de Socrate, celui des Tarquin ou celui des Brutus, de Lucrèce ou de Cicéron, de Pétrone ou de Sénèque. C'est alors, de toute façon, l'apothéose de l'homme et de la société humaine, l'invasion de la terre et du ciel lui-même par un homme, par une humanité oublieux de cette surnature, de cette surraison qui, selon la foi chrétienne, leur sont congénitales, et essentielles. L'apothéose prend une double allure selon que c'est l'instinct ou que c'est l'entendement qui, dans cette périlleuse aventure, prend l'hégémonie. Quant la raison prétend absorber l'instinct, c'est la tendance à la divinisation du juste et de la république des justes; c'est parmi nous Kant et Renouvier. Quand l'instinct prétend absorber la raison, c'est la tendance à la divinisation du spécimen animal et de l'espèce où aboutissent, parmi nous, Condillac et Karl Marx. Et s'il se trouve quelque Hegel pour proposer une plus complète définition humaniste de l'homme et de l'humanité dans la mouvante synthèse du moi et du non-moi, l'impitoyable élan d'un siècle envahi par la grande industrie et la haute finance anonyme aboutira là où il doit aboutir: le terrain sera labouré et ensemencé pour les moissnons des politiques totalitaires.

On accuse l'Université d'avoir cédé au mouvement; bien plus, de l'avoir encouragé. Assurément ce ne fut-pas le cas partout. Il faut rendre justice à l'indépendance de l'Université anglaise. Et ce n'est pas l'abri de son île qu'il convient d'évoquer ici; c'est l'exceptionnelle alliance que l'on trouve, dans cette île, des valeurs traditionnelles les plus sûres et du sens du mouvement. Sur le continent — où l'on aime à citer, au reste, dans les pays les plus directement touchés par le fléau, quelques cas de belle résistance, entre autres Leyde, Bruxelles, Clermond-Ferrand, Strasbourg, Belgrade, Oslo, Munich même, — ce fut une autre affaire: L'Université, dit-on, visant de préférence certains grands pays, a souvent apporté sa collaboration à de détestables thèses. Mais à cette heure les neutres, eux qui ont subi le prestige de l'Université allemande, haut prestige dominateur, et, au long du 19ème siècle, justifié à tant d'égards, n'ont aucun droit à diriger leur réquisitoire ailleurs que sur eux-mêmes. Aurions-nous été nous-mêmes, d'une manière générale, assez vigilants, assez à temps, et de façon assez courageuse?

Le premier devoir, actuellement, pour l'Université, c'est ce retour sur elle-même, cet effort de lucidité dirigé, comme tout â nouveau, sur son principe.

Le second serait dans les mesures à prendre en vue du maintien, ou du rétablissement, en vue de l'épanouissement de ce principe, de ce double principe: la liberté de la recherche dans le respect vrai de l'humain.

La liberté de la recherche à l'égard de toute pression que prétendrait exercer indûment l'une ou l'autre des deux autorités dont dépend le plus généralement l'Université: l'Etat (dans la plupart des pays européens depuis la Renaissance), l'Eglise (dans le régime catholique pur, ou dans les pays anglo-saxons). Je laisse ici de côté les cas où l'Université serait une fondation personnelle, et aussi les exemples très nombreux, et si dignes d'intérêt par ailleurs, où le budget de la Haute Ecole se trouve alimenté, dans une mesure très variable, par l'apport de fonds particuliers, de sociétés académiques, de mécènes, de groupements industriels ou ecclésiastiques. Le principe dont l'énoncé va suivre trouvera aisément son application à ces diverses variantes. Ce principe? Ni l'Etat, là où l'Université dépend (essentiellement) de l'Etat, ni l'Eglise, là où elle dépend (essentiellement) de I'Eglise, ne doivent imposer d'entraves à l'esprit de libre recherche.

Sans doute — et je ne crois pas indispensable de distinguer à cet égard entre les deux situations — le commanditaire de l'Université attend d'elle de justes services. Il lui demande de fournir aux étudiants, sur le plan professionnel, des cours informés et pratiques. Il veille à ce que de sérieux examens consacrent la valeur des diplômes. II est en droit d'espérer, des recherches entreprises, de fructueux résultats techniques. Mais il sait que, à l'Université, l'enseignement professionnel est subordonné au labeur de la recherche elle-même, qui le vivifie et le renouvelle. Il sait aussi que la recherche exige du temps, de la patience, et que, pour un unique résultat pratique, quatre-vingt dix-neuf essais auront été nécessaires souvent, quatre-vingt dix-neuf analyses, et combien d'hypothèses, et combien de méditations qui n'auront pas abouti. Ces efforts n'auront pas eu de retentissement direct sur les leçons qui visent au diplôme. Mais malheur à l'enseignement universitaire qui s'absorberait dans la perspective du diplôme, cet ennemi mortel de la culture, comme l'a dit Valéry. La recherche n'aura pas toujours d'application pratique; mais ce sera l'occasion, pour l'autorité qui garantit à l'Université son pain et ses moyens de travail, de bien mesurer la portée du mot du professeur Lowell, l'un des grands présidents de Harward: ,,L'Université n'enseigne rien d'utile». Son premier souci, son souci dominant, ce ne sont pas les intérêts que rapportent, ici et là, les sommes engagées dans le budget universitaire —ils ne sont d'ailleurs nullement négligeables —. Son premier souci, c'est l'intérêt que la vérité trouve dans la conquète de la vérité. C'est dire aussi que l'autorité qui garantit à l'Université ses moyens de travail ne lui demande en retour, s'il s'agit de l'Etat, aucune science spécifiquement nationale (qui serait allemande, selon l'exigence de Treitschke, ou italienne, ou russe, ou norvégienne, ou suisse; et moins encore genevoise, ou bâloise, ou neuchâteloise!). La noblesse de l'Etat est ici de payer sans commander. C'est ce sentiment, ce principe, que M. Camille Brandt interpréta de façon si heureuse, ici même, il y a deux ans, en disant au nom du gouvernement qu'il représente: «Rien ne nous serait

plus odieux que de faire de notre Université une sorte d'instrument du pouvoir, une officine à façonner des cerveaux qui ne pensent que ce que pense l'Etat». L'honneur et le mérite d'un peuple — nous pensons ici au petit peuple neuchâtelois en particulier, qui consent de lourds sacrifices pour sa haute école, — est précisément dans le caractère désintéressé de ses sacrifices. Les charges qu'il assume ainsi tissent entre lui et l'Université un lien de nature morale, affectueuse et profonde: parcequ'il les assume ainsi, dans une atmosphère pure de toute visée utilitaire, et moins encore totalitaire. On se gardera, en effet, d'attribuer ce caractère à certaines frictions, à certaines réserves occasionnelles et passagères dont notre histoire aussi ne laisserait pas de présenter quelques exemples. L'Etat serait dans son rôle, nous le reconnaissons, nous l'en félicitons, lorsque, veillant au respect de la constitution qu'il est chargé de maintenir, il interviendrait à l'Université, comme en d'autres secteurs de l'Ecole, contre un enseignement qu'il estimerait préjudiciable à la sécurité publique. Et l'exercice de ce devoir peut le mettre, ici ou là, dans les périodes où l'évolution sociale se précipite, aux heures difficiles des transitions révolutionnaires — où, nécessairement il retarde — en des passes fort embarassantes... D'une manière générale, il admet que, à titre personnel, les membres du corps enseignant aient leurs convictions dans l'ordre politique aussi, que ces convictions soient diverses, que certains d'entre nous les défendent pour le bien commun sur le forum où il est normal qu'elles s'expriment: dans la presse ou au sein des corps législatifs constitués. Pour le reste il fait confiance à l'Université, qui lui fait confiance...

Des considérations toutes parallèles pourraient être faites, confirmées, en somme, par l'exemple des milieux anglo-saxons en particulier, pour les Universités dont les Eglises font les frais. Elles auraient leur application ailleurs. L'Eglise, dans la mesure où elle. connaît ses propres limites et sa vraie fin — qui est dans l'attente et dans la pratique de l'amour chrétien —, se trouve consciente aussi de la mission de l'Université. Elle attend de ses diverses facultés, pour les juristes, les médecins, les ingénieurs, les directeurs d'entreprises, les pédagogues et les pasteurs qu'elle est chargés d'instruire, une solide préparation technique, consacrée par d'honorables diplômes. Elle affaiblirait son autorité auprès du monde de la pensée en exigeant de l'Université qu'elle entretient une science proprement confessionnelle. Sa noblesse, à elle aussi, est dans la confiance; Elle aussi consent à payer sans commander, se sachant payée en retour, largement, par la splendeur du vrai.

L'Université revendiquera-t-elle, pour autant, la liberté absolue de la recherche?

Poussée à l'absolu la recherche purement intellectuelle du vrai entraîne l'indifférence quant à la valeur humaine de la vérité. Elle se désintéresse totalement des suites pratiques possibles de ce qu'elle découvre, pourvu que ce qu'elle découvre soit irréfutablement établi dans les faits. Selon la

formule de M. Rappard, elle se refuse à considérer aucune vérité comme dangereuse...

Parmi ceux qui réfléchissent au problème ainsi posé, certains ont émis, voici longtemps déjà, à cet égard, les doutes les plus fondés. J'étais jeune encore lorsque Bourget écrivit Le Disciple, et la saisissante évocation d'André Beaunier intitulée L'homme qui a perdu son moi (dans la passion de la connaissance intellectuelle pure) date d'environ 30 ans. Mais la seconde guerre mondiale a succédé à la première. Elle s'achève dans le tonnerre de la bombe atomique. Cette sorte de silence universel, de stupeur sacrée qui a saisi le monde devant l'expérience d'Hiroshima ne laisse pas d'être instructive. La démonstration est désormais établie que, poussée à l'absolu, faite indépendamment de toute autre considération que celle d'une vérité intellectuelle dite objective, la liberté de la recherche pourrait bien tourner, et de façon fatale, contre l'homme ét contre l'humanité. Or, est-il concevable que la vérité découverte par l'homme risque de se prononcer à ce point contre l'homme? L'homme n'est-il pas, pour l'homme du moins, la mesure de l'homme? La liberté librement cherchée et librement trouvée ne doit-elle pas être finalement à la mesure de l'homme? Prométhée lui-même, s'il songe aux hommes ses frères, ne rangera-t-il pas sa liberté au sens de l'humain, l'humain étant perçu dans sa réelle ampleur concrète?

Saisi dans sa réelle ampleur concrète, l'humain, répétons-le, n'est pas épuisé dans cet aspect de l'homme dont traitent les sciences proprement dites: il ne se réduit ni au spécimen physiologique, ni à la race, ni à l'espèce. Si le communisme était — ce que je ne dis pas qu'il soit — la simple morale de l'espèce naturelle, il ne répondrait pas plus à l'essence de l'humanité que le racisme. L'humain n'est pas davantage épuisé dans cet autre aspect de l'homme dont la philosophie la plus courante s'est réservé l'étude; il ne se réduit ni à la personne raisonnable et libre, ni à la république issue de l'association des personnes raisonnables et libres: la politique ainsi comprise, la politique toute libérale et rationnelle, là où elle a été tentée si elle eût été vraie, n'eût pas préparé le terrain à une politique toute contraire.

L'humain vrai n'est pas dans ces simplifications. Il doit y avoir, en de telles philosophies, dans les morales, dans les esthétiques et dans les religions qui s'y rattachent, une redoutable abstraction, à savoir l'abstraction, la soustraction du vrai sens de l'humain. Et je me garderais de dire que la théologie chrétienne, même la plus orthodoxe, y ait paré, ou y ait remédié, puisque ces philosophies, ces morales, les esthétiques et les religions qui se rattachent à ces philosophies et à ces morales ont pu naître en dépit de cette théologie. Il y a un vertige de la pensée dite pure, et ce vertige a pu s'étendre à la spéculation théologique elle-même. Il se peut que de là vienne, pour une large part, la mortelle crise actuelle. Pour un peu, on serait tenté de comprendre ce résistant français, étudiant d'origine toute bourgeoise, qui, lors de la conférence universelle de Genève, l'an dernier, confessait la méfiance dans laquelle il est tombé à l'égard des intellectuels, et, pour avoir vécu dams le maquis au contact du bon sens et du courage de travailleurs manuels, se disait disposé à remettre la direction du monde aux seuls

ouvriers. Cet autre genre de dangereux exclusivisme porte à réfléchir au mauvais usage que la pensée a pu faire d'elle-même, là où, dans l'ambition d'être absolument libre, elle oublia le sens de l'humain.

Ce que l'on comprend mieux, à titre de conséquence d'un intellectualisme oublieux des justes limites, ce qui, de notre temps est vraiment admirable, c'est cette école du néant représentée en France par Jean-Paul Sartre, entre autres. Admirable, à tout prendre, en ce que — M. André Rousseaux l'a montré dans un très bel article de Labyrinthe (15 juillet 1945), — le néant n'y est pas autre que ce «néant capable de Dieu» dont a parlé Tauler, et qui est la vraie condition humaine du christianisme: si du moins l'on se souvient que, selon l'Evangile, Dieu est Amour: ce plein amour, précisément, qui vient au devant de nous au moment même où nous sommes pleinement conscients de notre néant.

Reste, il est vrai, la carence de l'amour. La douleur de certains de nos contemporains, dit André Rousseaux, la plus profonde douleur et la plus digne de respect, «est de vivre dans la conviction que la Charité échappe au pouvoir de l'homme, et ne subsiste en ce monde que d'une illusion symboliquement entretenue». Que d'apparences, que de faits, ont suscité ce scepticisme! Et pourtant, si la considération des ressources vraiment infernales du monde moderne conduit certains hommes au désespoir, c'est en vertu d'une vision arbitraire: ils conçoivent l'Enfer intégral en imaginant — je cite — «au-delà des réalités humaines, un monde qui soit, pour ainsi parler, chimiquement pur de l'Amour, qui soit donc aussi pur de Dieu». Mais en cela, précisément, égarés par une amertume très admissible, ils font tort à une Présence, à la présence promise, et qui, ici et là, ne laisse pas que de se révéler. Ils font tort à cette présence de la grâce proprement spirituelle qui est, dans l'homme et dans l'humanité, par delà la chair et par delà la raison, le vrai signe de l'humain.

Si, comme je pense que tel sera le cas, l'Université, revenant à son principe, ou prenant de son principe une claire conscience, était appelée, dans l'avenir plus que par le passé, à tenir compte de ce signe, ou du moins à eu méditer la valeur, d'où l'invitation lui en viendrait-elle? Ce ne serait pas de l'Etat. Là même où l'Etat marque à l'égard de I'Eglise les dispositions les meilleures (c'est le cas chez nous, Dieu merci) le respect de la distinction des pouvoirs lui interdit de prendre en mains la dispensation du spirituel. II en laisse le soin à l'Eglise, aux Eglises, à ces Eglises avec lesquelles il n'a pas rompu chez nous, loin de là, puisqu'il a solennellement reconnu, dans sa Constitution même, leur rôle de porteuses des traditions spirituelles du pays. A elles de se rappeler, dans leurs relations avec l'Université (comme dans leurs relations avec l'école toute entière), à elles de se rappeler, et d'abord à celle d'entre les trois à laquelle son importance historique et numérique vaut d'avoir, ici-même, une faculté de théologie, qu'elles n'ont pas à fermer les horizons sur leurs catéchismes et sur leurs rites, mais que, par ces derniers, elles sont les messagères et les intermédiaires d'un royaume de Dieu — le seul vraiment humain — destiné à s'épanouir, au delà d'elles-mêmes, en partie, dans ce monde déjà.