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DISCOURS DE M. JULES TAILLENS

Professeur Recteur entrant en charge.

MONSIEUR LE CHEF DU DÉPARTEMENT DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE ET DES CULTES,

Je vous remercie de l'honneur que vous nous faites en venant aujourd'hui présider à cette cérémonie et participer ainsi à notre vie intérieure. Je tiens aussi à vous dire publiquement combien j'ai apprécié l'accueil si courtois que vous m'avez toujours réservé, depuis que j'ai assumé le rectorat; je sais que je pourrai, en toute occasion, compter sur votre bienveillant appui, tout comme je vous prie de croire à mon entier dévouement aux intérêts de l'Université.

MONSIEUR LE PRO-RECTEUR,

Je vous remercie des paroles aimables que vous venez de m'adresser; le mieux que je puisse dire, c'est que je m'efforcerai d'en être digne, et pour cela, je n'aurai qu'à m'inspirer de ce qu'ont fait, pour la grandeur et la prospérité de cette maison, toute la lignée des recteurs qui m'ont précédé.

MESDAMES ET MESSIEURS,

Dans les années qui ont précédé la guerre, il était fréquent d'entendre un orateur faire l'apologie du travail manuel, dans le but de le réhabiliter; aujourd'hui, par un étrange revirement d'opinion, à la cote des valeurs humaines, le travailleur manuel est en hausse et n'a plus besoin d'être défendu; c'est le travailleur intellectuel qui

est en discrédit. Et n'est-il pas curieux et attristant d'entendre dire, jusque dans notre pays, où cependant l'instruction générale est répandue et où le savoir est habituellement estimé, que le budget consacré à l'instruction publique est un peu lourd pour notre petit pays; et, comme on ne veut point critiquer les dépenses faites pour l'instruction primaire et secondaire, parce qu'elles intéressent tout le monde, c'est à l'instruction supérieure que l'on s'en prend, en l'espèce, à l'Université. Et l'on oublie alors que tout ce qui se rapporte à la vie supérieure de l'homme devrait nous être sacré. L'Université, d'où sortent nos pasteurs, nos maîtres, nos avocats, nos médecins, pour ne citer que ceux-là, n'est-ce pas le foyer où se forme notre âme, où s'entretiennent nos traditions, d'où rayonne notre pensée? Et nous devrions tous, paysans et citadins, commerçants, industriels et professions libérales, mettre une suprême coquetterie à la choyer, à la développer, à l'enrichir, car rien n'élève un peuple, rien n'ennoblit une nation comme le travail de l'esprit. Supprimer la science dans un pays, c'est ramener l'homme à l'époque où il était assujetti à la matière et l'histoire montre bien que les peuples qui l'ont fait se sont en quelque sorte suicidés.

Et tout d'abord, la distinction entre travail manuel et travail intellectuel n'est-elle pas, en bonne partie du moins, artificielle et ne résulte-t-elle pas tout simplement de la nécessité qu'est devenue la spécialisation? En réalité, le travail intellectuel s'applique à tout, depuis l'occupation de l'enfant jusqu'à celle du technicien le plus accompli, du savant le plus génial. A son premier contact avec la nature, l'enfant ressent ce que dut ressentir le premier homme: le désir de savoir et ce désir le possède la vie durant; n'avons-nous pas besoin, en effet, d'un minimum de réalités connues pour que la vie soit possible? Et le besoin d'agrandir ce minimum est si profond en nous, si instinctif dirais-je même, que nos efforts tendent toujours à l'augmenter: le travailleur manuel lui-même oeuvre non seulement avec ses doigts, il le fait surtout avec son cerveau

qui les dirige: tous, tant que nous sommes, nous faisons de la science. Ce n'est que l'agrandissement incessant et prodigieux de tout ce que le cerveau humain doit embrasser qui a conduit à cette première division: travail manuel, travail intellectuel.

Placé en face du monde, assailli par les problèmes qui hantent son esprit, l'homme qui pense se pose des questions et cherche à y répondre, car il ne saurait rester indifférent devant l'univers. Et le mystère qui nous entoure est si grand, les questions qui nous oppressent sont si nombreuses que là encore, dans le seul travail de la pensée, la spécialisation intervient; car la diversité des disciplines et l'étendue de nos connaissances sont telles aujourd'hui qu'elles ne permettent plus la réalisation de types comme on en a vu dans l'antiquité et même dans des temps récents encore, où un homme pouvait être à la fois savant, philosophe, théologien, mathémiaticien, poète, synthétisant ainsi en une seule et puissante personnalité tout le savoir humain. Aujourd'hui et de plus en plus, nous devenons tous des spécialistes, forcés que nous sommes par la brièveté de la vie et l'immensité du savoir de limiter notre horizon. Qu'importe du reste si nous nous rappelons que ce qui rend le travail grand, c'est de sentir dans les choses leur âme; si, en fixant notre attention sur telle ou telle face des choses et par conséquent les abordant en savant, en philosophe ou en poète, nous n'avons qu'un seul désir et un seul but: la vérité; si nous sentons, quand la contemplation de cette vérité nous fait tressaillir d'une sainte émotion, que la nature humaine réalise alors sa propre unité dans l'Identité du sentiment, car ce qui est grand et ce qui est vrai, en un mot ce qui est beau, ne nous atteint-il pas, d'où qu'il vienne, à la même place de notre âme!

Et puis, on sépare trop aussi le développement intellectuel du développement moral, comme si l'un et l'autre n'avaient pas trop de points communs pour ne pas s'influencer mutuellement. N'a-t-on pas dit, avec raison je pense, que l'ignorance était, dans le monde, la plus grande

source dû mal; ignorance de la portée des paroles que l'on dit, des gestes que l'on fait, de la souffrance que l'on cause? Ne voir que la surface des choses, c'est porter sur elles un jugement forcément incomplet, donc injuste. Ce qui, par exemple, donne à un acte son sens vrai et profond, c'est la signification morale qu'il comporte et l'acte apparemment le plus matériel peut être sanctifié. Entre l'ouvrier du moyen-âge, qui, en chantant, construisait un sanctuaire et celui, qui, de nos jours, édifie une maison locative, il n'y a pas de différence matérielle, technique appréciable; il y en a une énorme morale. Entre le savant qui prend un texte ancien et qui le fouille pour savoir si l'orthographe a été respectée et qui ne fait rien de plus et le savant qui, dans les mêmes conditions, cherche à faire revivre une pensée, un homme, une époque, il n'y a pas de différence en ce qu'il s'agit là de deux philologues, mais bien en ce qu'il y a là deux hommes, dont l'un ne voit que la lettre tandis que l'autre vit de l'esprit. C'est le sentiment qui sanctifie l'action, et plus on avance en âge, s'enrichissant de savoir et d'expérience, et plus on se rend compte que la vie morale domine toutes choses.

Il n'y a donc pas entre le travail manuel, le travail intellectuel et le développement moral les cloisons qu'on imagine trop souvent; nous sommes tous les ouvriers d'une même tâche, celle qui consiste à faire progresser l'humanité suivant les chemins de la sagesse et de la raison. A mesure que l'individu se développe, que d'enfant il devient adulte, que de primitif il devient civilisé, il agrandit le champ de sa conscience; alors que précédemment, il agissait surtout par instinct et par tradition, — et l'on sait combien souvent ces guides-là sont cruels, — il fait rentrer de plus en plus la conduite de lui-même dans la raison et la conscience. Pourquoi n'en serait-iiI pas de même de l'humanité? Dire que celle-ci ne suit point une évolution, mais qu'elle obéit à une agitation sans but, c'est tenir un raisonnement borné, parce que ce n'est envisager qu'un moment de cette longue marche, et que l'humanité,

synthèse des individus, tend, comme chacun de ceux-ci, à sa réalisation, à la plénitude de son être.

Au fur et à mesure que l'humanité poursuit sa route, chacun de nous, plus conscient de lui-même, doit être aussi plus conscient de sa formidable responsabilité, car chacun de nous contribue à faire l'avenir. Autrefois, c'était l'enfance, la longue enfance de l'humanité, période d'obscure vie au travers de bien des 'siècles; le monde marchait comme une machine réglée depuis toujours, suivant une volonté inconnue, anonyme ou divine; nul n'en voyait l'auteur responsable et nul ne discutait le pourquoi des choses sociales. Mais le moment vint, — et si ce moment débute avec le XVIIIe siècle, nous le vivons encore car il est loin d'être fini, — où l'homme prit conscience de lui-même; c'est le passage de l'enfance de l'humanité à l'adolescence, et si la première a duré des siècles et des siècles, il y a quelque chance pour que la seconde ne soit pas de courte durée. L'être humain sait alors que la machine mondiale est menée, tout au moins en partie, par les hommes; il les voit, il les connaît parfois, il les approche souvent et si longtemps il leur a accordé un droit divin, il tend de plus en plus à le leur refuser; or, comme la machine grince et cahote souvent, comme elle écrase parfois ceux qu'elle rencontre sur sa route, l'homme s'en prend à l'homme; c'est la période de l'agitation sociale, c'est la jeunesse turbulente de l'humanité, avec ses enthousiasmes, ses partis pris et ses erreurs, avec le défaut d'expérience et la présomption, en un mot, avec tout ce qui fait le charme et les défauts de cette période de la vie.

Ce sont les idées qui mènent le monde elles idées le mènent d'autant plus qu'elles sont plus capables d'engendrer des sentiments puissants; or, l'humanité d'aujourd'hui, adolescente encore, a des idées manquant fréquemment de raison et de bon sens, car ce sont là choses qu'on acquiert avec le temps; elle ressent donc trop souvent des sentiments violents, dépourvus de charité et de tolérance, dont elle est la première à souffrir. Sur la route dure où

l'humanité avance laborieusement, au travers d'expériences si chèrement acquises, — nous sortons à peine de l'une d'elles —, nous devons tous nous efforcer de travailler en ouvriers honnètes, simples, laborieux. L'édification de l'humanité future est une oeuvre de longue haleine et nous tous, qui sommes à pied d'oeuvre, nous devons donner notre peine sans demander, pour prix de nos labeurs, de voir l'édifice achevé, car il n'est point nécessaire que le tailleur de pierre, dans sa carrière, sache, pour bien travailler, la place qu'occupera le bloc qu'il façonne.

Et puisque c'est la pensée qui fait vivre, puisque c'est l'idée qui mène l'humanité, puisque c'est le cerveau qui anime les bras, il faut que les intellectuels, qui sont les principaux artisans du monde qui naît tous .les jours, soient bien préparés à leur tâche et qu'ils y apportent tout ce que peut dicter à l'esprit la conscience et le coeur. Notre pays est petit, objectera-t-on, et par conséquent son influence insignifiante; alors, à quoi bon nos efforts? Qu'importe, dira-t-on à ces douteurs stériles, à ces nihilistes de l'action, que notre pays occupe une petite surface terrestre, car la pensée, elle, n'a pas die frontières et ne supporte point de limites; et pourquoi ne chercherions-nous pas, de toutes nos forces et avec tous nos moyens, à faire de notre patrie un foyer de rayonnement dans le monde? Marchons à l'avant-garde et faisons tout pour que, dans la longue et souvent douloureuse ascension que fait l'humanité, nous soyons parmi les premiers, donnant ainsi de l'aide et du courage à ceux, moins fortunés, qui marchent en arrière.

Et si, dans notre pays, la tolérance pour toutes les libertés est grande, si l'ordre et l'honnêteté y sont, semble-t-il, plus répandus qu'ailleurs, si l'on voit dans le dernier des villages, dans le plus petit des hameaux, des hommes qui pensent avec intelligence et qui raisonnent bien, des hommes qui connaissent et qui pratiquent la solidarité, n'est-ce pas dû avant tout à une immense diffusion de la science, ce mot étant pris dans son sens le plus large? Et la

science a-t-elle, chez nous, un asile plus sûr, un sanctuaire plus digne que notre Université, —je dis avec fierté notre, car elle est à nous tous, —où, je puis l'attester, des hommes désintéressés travaillent dans le silence à la recherche du vrai?

S'il y avait une joie plus pure et plus digne que de savoir, il faudrait y courir. Mais peut-on, lorsqu'on a goûté la royale ivresse de l'intelligence qui brise ses chaînes et qui s'affirme, peut-on se résigner ensuite à la diminution de soi-même? S'il y avait un moyen plus sûr et plus rapide de rendre l'humanité meilleure que de lui donner le savoir, il faudrait s'en servir, mais il n'en est point. Et puis, la vie est là qui nous talonne, car elle n'est pas un chemin qui s'arrête, sans issue; c'est une voie souvent montante et difficile, qui s'enfonce dans l'inconnu. A nous de défricher cet inconnu, car nous y trouverons peut-être le secret qui permettra de diminuer la misère des hommes. Avec cette volonté, avec ce désir, avec cette espérance au coeur, l'effort devient plus facile; le mépris des seules jouissances matérielles, la discrimination du vrai et du faux, si difficile à atteindre, nous font sentir, dans la saine exaltation de l'esprit, que rien ne vaut les heures consacrées à la recherche de ce qui est vrai et de ce qui est bien. O vérité! quand on s'approche de toi; ô bonté! quand on te rencontre, qu'elle joie vous mettez dans notre vie, quelle douceur dans notre âme! Et lequel de nous, à l'heure de sa mort, —puisqu'il faut toujours se reporter à cette minute, quand on veut juger justement de sa propre vie —, lequel de nous mourra tranquille s'il ne peut se dire qu'il vous à servies en fidèle serviteur?

Et c'est à mon pays que, par dessus vos têtes, je voudrais m'adresser, à cette terre vaudoise que j'aime, dont je suis sorti et dans les profondeurs de laquelle je me sens enraciné; je voudrais lui crier et faire comprendre à tous que le travail de l'esprit est une chose sainte; que lorsqu'un pays, longtemps malheureux et asservi, retrouve son unité, une des premières tâches à laquelle il se voue,

alors même qu'il se débat encore au milieu des plus dures difficultés, est de fonder un foyer de haute culture; que lorsqu'on a, comme c'est le cas citez nous, l'inappréciable privilège de posséder un de ces foyers, riche en hommes et en traditions, on met tout son orgueil, toute son ambition, toute sa joie à le parer de tout ce qui pourra le rendre plus rayonnant encore. Ouvrir et élargir la pensée humaine, c'est étendre la compréhension de toutes choses; or comprendre, c'est voir, c'est sentir, c'est aimer, et celui qui par exemple voit avec les yeux de l'esprit d'où vient la misère et la souffrance des hommes, celui-là non seulement ne la provoque pas, il cherche au contraire à la diminuer, à la tarir. Vivre, ce n'est pas marcher sur une voie unie, agréable et facile, en promeneur indifférent aux choses et aux êtres; vivre, c'est savoir, c'est comprendre, c'est aimer, c'est regarder à la fois le ciel et la terre; vivre, c'est pour soi-même se rendre meilleur, et pour les autres, c'est leur aider à vivre.