• DISCOURS DE M. FRANK OLIVIER
Professeur de langue et littérature latines,
Recteur entrant en charge.
MONSIEUR LE CONSEILLER D'ETAT,
MESDAMES ET MESSIEURS,
Avant tout autre soin, vous me permettrez de dire publiquement
à mon prédécesseur, M. le professeur Maurice
Lugeon, ma reconnaissance et celle de l'Université tout
entière pour le magnifique et utile labeur qu'il a consacré,
pendant deux ans, à une tâche devenue par la force des
choses exceptionnellement lourde. Il n'est, en effet, plus
possible de remplir utilement les fonctions de recteur en
marge du professorat; il faut être recteur avant tout et
complètement; il faut consacrer le meilleur de ses forces à
ce qui, volontiers, n'est considéré que comme un honneur.
Honneur, sans doute —et celui qui vous parle est reconnaissant
à ses collègues de ne l'en avoir pas jugé indigne —
mais honneur redoutable et qu'on n'eût point osé accepter
si l'on n'avait bénéficié du travail dé son prédécesseur, et
su que l'on pouvait compter sur l'appui efficace de ses
collègues ainsi que sur la précieuse bienveillance du gouvernement.
Vous savez tous, Mesdames et Messieurs, que la noble
carrière de professeur n'a point été facile à poursuivre,
durant ces terribles années, avec la sérénité qui est une
des conditions du travail universitaire. La plus haute activité
intellectuelle n'a pas, au même degré que l'audace
calculée de l'industriel, l'endurance de l'agriculteur, le tour
de main de l'ouvrier et même le zèle du fonctionnaire,
profité ou bénéficié des conditions économiques engendrées
par la guerre. Ceux d'entre nous qui ne vivent pas
enfermés dans leur travail de spécialiste ont peut-être
même entendu dire, comme moi, que notre Université vaudoise
n'était pas, après tout, absolument indispensable.
A quoi je réponds que rien n'est indispensable, à part le
pain qui nous nourrit, sinon la foi dans les biens spirituels,
qui nous élève. Mais je préfère me rappeler que
notre Université, fleur dont notre ancienne Académie n'était
que le bouton, a été rendue possible par un don généreux;
qu'elle a été pressentie et désirée par tous ceux qui
pensent, voulue par Louis Ruchonnet, réalisée par Eugène
Ruffy, créée enfin par le peuple vaudois: un enthousiasme
unanime a acclamé son éclosion. historiquement, elle était
devenue une nécessité. Les vieilles Ecoles de théologie et de
droit avaient vu peu à peu les autres Facultés et leur rejets
— je pense ici surtout à notre remarquable Ecole d'ingénieurs
—grandir à leur côté; et, depuis la transformation
de notre ancienne Académie en Université, celle-ci s'est
encore agrégé une Ecole de hautes études commerciales et
une Ecole de sciences sociales qui ont déjà rendu et qui
rendront de plus en plus des services éminents. Je ne
crains pas d'affirmer que le peuple vaudois s'est engagé
d'honneur lorsqu'il a créé son Université, et je suis fier
de pouvoir dire que celle-ci le lui a bien rendu.
Non seulement, en effet, elle a satisfait à tous les espoirs
qu'on avait fondés sur elle et rendu les services qu'on en
attendait, mais elle a su, par des maîtres éminents dont la
lignée n'est pas près de s'éteindre, attirer sur elle le regard
attentif et gagner le respect de pays infiniment plus peuplés
et plus riches que le nôtre. Elle ne s'est pas bornée à
former les pasteurs, les juges et les avocats, les médecins,
les maîtres de nos collèges, les chimistes, les pharmaciens
et les ingénieurs sans lesquels notre pays ne pourrait tout
simplement pas vivre, et dont la plupart ne sauraient pas,
ailleurs, être aussi utilement équipés pour répondre à ses
besoins; mais sa seule force d'attraction a suffi à lui
amener de nombreux étrangers qui ont été fournir partout
la preuve de notre efficacité. Je n'ai pas non plus à vous
rappeler de quelle manière le peuple vaudois a montré,
dans ces dernières années, comment il entendait l'hospitalité
envers ceux auxquels il a eu le privilège ineffable
— ne pouvant faire plus ni mieux — d'offrir un asile ou
un réconfort. Mais tout le monde ne sait pas, ou peut-être
commence-t-on déjà à l'oublier, que notre Université a
fait, dans son domaine, ce que le peuple vaudois a fait
dans le sien. Elle a fourni une somme supplémentaire et
considérable de travail, en organisant nombre d'institutions,
passagères sans doute, mais auxquelles elle a voué le
même vivant intérêt que si elles eussent dû être permanentes;
et, surtout, elle n'a pas cessé, par la plume et par
la parole, de lutter pour la défense et le triomphe d'un
idéal qui était celui de notre peuple vaudois tout entier.
Toutes les fois qu'elle a estimé pouvoir le faire sans déroger
à ce qui est sa vraie fonction, elle a jeté dans le débat
le poids de son autorité morale et elle a fait entendre sa
voix en accord avec celle de la conscience publique: je
pense ici surtout à l'inoubliable 16 mai de l'an dernier.
Qu'on ne dise plus, Mesdames et Messieurs, même tout
bas, que l'Université vaudoise n'est pas indispensable! Fils
de la Terre vaudoise et plein d'un grand amour pour ses
solides vertus, je suis sûr qu'elle a senti combien son Université
a jeté dans son sol de profondes racines. Sa sève et
sa saveur propres, elle les doit précisément à ce fait qu'elle
est vaudoise, et c'est pour cela que son cep est fécond dans
la grande vigne spirituelle. Mais encore faut-il que ce sol la
nourrisse; et, si notre peuple a besoin de son Université
pour tant de raisons évidentes, l'Université ne saurait vivre
sans lui, dût-il même en coûter des sacrifices.
Puisque je viens de parler de sacrifices à faire, et même
au-delà de ceux qui ont été consentis, il me sera permis
de dire que les professeurs de notre Université savent
personnellement ce que c'est, bien qu'ils ne l'aient jamais
voulu dire publiquement. Qu'ils veuillent bien excuser leur
Recteur d'avoir commis cette indiscrétion. Au reste, on ne
saurait tout attendre de l'Etat, et personne sans doute ne
songe à lui demander autant qu'en font tant d'autres pays
plus populeux et plus riches: simple question de bon sens.
Mais il semble que notre Université vaudoise mérite d'être
traitée sensiblement. comme ses soeurs suisses: simple affaire
d'équité. Elle ne demande qu'à vivre; et il reste qu'avant
de philosopher —c'est ce qu'on nous demande — il
faut vivre — c'est ce que nous demandons — et vivre de
manière à pouvoir travailler pour produire. Or, en ce moment-ci,
chaque pays de haute culture cherche à développer
ses forces intellectuelles autant que son énergie productrice,
parce que l'une est en corrélation intime avec les autres.
Plusieurs d'entre eux font même d'énormes efforts pour
exporter et imposer ce qu'on peut appeler leurs produits
spirituels. Permettez-moi de vous signaler quelques chiffres,
ils vous montreront contre quelle redoutable concurrence
nous aurons à lutter.
Cinq ou six des plus puissantes Universités américaines
ont demandé au public, il y a quelques mois, des sommes
s'élevant jusqu'à quatorze millions de dollars pour l'une.
Ce sont des institutions privées? Soit, mais, fondées avec
des capitaux princiers, elles veulent s'agrandir et se compléter,
être à la taille d'une population prospère de cent
millions d'habitants. En Angleterre, l'Université de Liverpool,
subventionnée par l'Etat, vient de lancer un appel
qui, par hasard, est venu jusqu'à nous; elle compte récolter,
dans la ville même, d'un demi-million à un million de
livres sterling, pour la création de nouveaux laboratoires,
de bibliothèques, d'instituts de travail, de bourses d'études;
or, elle compte déjà 2500 étudiants. Je crois savoir que
Manchester fait de même. Et voici la Belgique. La commission
américaine pour le ravitaillement de la Belgique
pendant la guerre a clôturé en 1919 ses opérations, avec un
solde actif de cent soixante-dix millions de francs. Sur
cette somme, les quatre universités de Belgique, dont deux
libres: Bruxelles et Louvain la Martyre, mais aussi deux
d'Etat: Gand et Liège, ont tout d'abord reçu chacune, en
toute propriété, vingt millions de francs. Il est expressément
stipulé que ces sommes doivent être gérées, non par
l'Etat, mais par les Universités elles-mêmes. La condition
est absolue; les revenus de ces fonds ne peuvent, même en
partie, servir à couvrir les dépenses ordinaires de l'enseignement,
qui incombent à l'Etat. Ils seront affectés à des
dépenses extraordinaires: travaux scientifiques, publications,
voyages d'études, subsides à des travailleurs. etc.
Mais il reste encore au moins quatre-vingts millions. Ceux-ci
constituent un fonds de destination analogue, qui sera
géré par les Recteurs et trois professeurs de chaque Université;
il servira à distribuer des bourses à des jeunes
gens sans fortune, montrant des aptitudes particulières
pour les études supérieures. Il est juste et heureux que la
Belgique, qui n'a que peu d'Universités en regard de sa
population, et qui a effroyablement souffert — on ne le
dira jamais assez — de l'occupation allemande, puisse
grâce à ce don du peuple américain reprendre le rang
qu'elle tenait si noblement dans le monde scientifique, et
nous l'en félicitons. Mais, quand on constate des faits
comme ceux-là, n'est-on pas en droit de se demander ce
qui s'est fait pour notre Université?
Elle a bénéficié d'un legs qui a encouragé sa fondation;
elle a reçu quelques beaux dons, enregistrés quelques
prix, bénéficié d'un petit nombre de fondations, sans oublier
la magnifique décoration de notre Aula, qui honore
autant celui qui nous l'a offerte que l'artiste qui y aura
consacré toute son âme et dix ans de sa vie. Nous en
exprimons à nouveau notre profonde reconnaissance. Mais
depuis trente ans qu'elle existe, et au cours desquels elle
s'est admirablement développée, je ne puis m'empêcher de
trouver qu'elle ne semble pas avoir éveillé tout l'intérêt
qu'elle mérite. C'est apparemment en vertu de cet état de
fait, qui veut qu'on connaisse et qu'on apprécie souvent le
moins ceux avec qui l'on vit en contact quotidien.
Une société auxiliaire académique s'est fondée, et, durant
de longues années, elle est parvenue avec bien de la
peine à amasser quelque quatre-vingt-dix mille francs. Et
encore, les professeurs y ont-ils contribué pour leur bonne
part, ce qui est proprement un contre-sens. Un contre-sens:
car c'en est un qu'une institution, destinée à aider à
l'Université en dehors de l'Etat, soit alimentée, ne fût-ce
qu'en partie, par les professeurs de cette Université même.
A Bâle, la société de même nom et de même but est
riche à millions et rend les plus précieux services; elle est
plus vieille, il est vrai, mais je n'ai pas entendu dire qu'elle
ait jamais eu besoin de recourir à des cotisations régulières
de ses professeurs. Elle est le produit de la générosité,
ou, si l'on préfère, de la reconnaissance publique, et l'on
ne saurait l'expliquer par le seul fait que l'Université de
Bâle est de beaucoup la plus ancienne de la Suisse tout
entière.
On s'est risqué à prononcer le mot de reconnaissance;
il sera permis, non de le justifier, mais d'y insister. Un
père envoie son fils à l'Université, à quoi certes il n'est pas
tenu et, encore moins, obligé. Que lui coûtent les études,
c'est-ii-dire l'enseignement que lui offre l'Université, car le
reste ne la regarde pas? Les études de médecine, quelques
milliers de francs répartis sur six années, avec la possibilité
d'une place d'assistant; celles de sciences, avec le
même avantage, beaucoup moins. En théologie, en droit,
en lettres, on s'en tire avec quelques centaines de francs
tout au plus. Cet enseignement n'a rien d'obligatoire, et il
est presque gratuit! La contre-valeur? Elle est proprement
inestimable. Si l'Université procédait comme un honorable
commerçant, elle serait fabuleusement riche. Or,
on veut bien admettre, au sortir de l'Université, que l'enseignement
dont on a bénéficié — le mot est rigoureusement
exact — pendant quelques années a été, somme
toute, satisfaisant. J'admets naturellement que l'étudiant,
qui est venu chercher cet enseignement, s'en est montré
digne, et son diplôme est là pour le prouver. Certains poussent
la courtoisie jusqu'à reconnaitre que notre Haute
Ecole a toujours compté au moins quelques savants et
maîtres de premier ordre et, sans réclame tapageuse, su
attirer des étrangers sérieux — ce qui est à tout le moins
frappant, pour qui sait que la fréquence des hommes remarquables
dépend du nombre de la population. Mais,
cela constaté, s'imagine-t-on vraiment avoir acquitté, envers
celle que l'on appelle sa mère spirituelle, ce qui constitue
une indiscutable dette de reconnaissance? Croit-on
sérieusement que, dans un pays petit comme le nôtre,
l'Etat puisse tout faire à lui tout seul? S'est-on même
donné la peine d'y penser? J'en appelle ici à tous ceux qui
ont passé par l'Université et dont on voudrait qu'ils s'en
souviennent, autrement que pour sourire de tel maître ou
critiquer telle imperfection! Car il, s'y ferait plus et mieux,
si on l'aidait dans ses efforts. Or, nous avons besoin de
créer ou d'augmenter des laboratoires de toute espèce, et
une Faculté de théologie, de droit ou de lettres a besoin
de laboratoires autant qu'une Faculté de sciences ou de
médecine; nous en avons besoin surtout à notre belle Ecole
d'ingénieurs dont la réputation s'étend très loin — et c'est
la seule qui ait pu se créer et se développer en Suisse à
côté de la puissante Ecole polytechnique fédérale —; nous
avons besoin de fonds pour des publications universitaires
absolument nécessaires, pour des bibliothèques, pour des
subventions à des travailleurs, pour aider même à l'impression
de thèses remarquables — car nous en avons et
généralement leurs auteurs ont peu de ressources — pour
aider enfin, le cas échéant, à des institutions telles que les
maisons d'étudiants. Et personne n'osera suggérer que si
nous avions â notre disposition les fonds nécessaires, nous
constituerions un danger pour l'Etat de qui nous dépendons.
Au contraire, nous lui apporterions un concours infiniment
utile, une aide qui, — je le dis après avoir pesé
mes mots — est devenue absolument indispensable.
Or, je sais fort bien dans quelles difficultés financières
nous nous débattons tous; je vois s'avancer sans joie
comme sans illusions les années maigres encadrées de gras
impôts. Mais je ne doute pas que nous puissions nous en
tirer à force de travail, seul moyen de rétablir l'équilibre.
Et le travail n'est pas pour nous effrayer, bien que certains
humoristes délicats feignent de croire que nous sommes
scandaleusement rémunérés, pour travailler le moins possible.
Je crois savoir aussi que ces dernières années n'ont
pas été absolument infructueuses pour tout le monde, et
que le semeur — je ne parle pas du semeur d'idées, — a
souvent récolté au centuple ce qu'il avait semé. Et je suis
fortement convaincu que, si le public n'a pas vu que notre
Université a de grands besoins, aussi vitaux que désintéressés,
et, qui, satisfaits, nous permettraient de rendre des
services encore plus importants, c'est qu'on n'a pas pris la
peine de le lui montrer. Mesdames et Messieurs, je me
permets de faire aujourd'hui appel à cet esprit public, et
j'ose compter sur vous pour propager mes paroles. Ceux
qui travaillent à l'ennoblissement du peuple tout entier, et
qui ne craignent pas de dire qu'ils aspirent à en former
l'élite, sans laquelle il ne pourrait que décliner, ceux-là
m'ont toujours paru au moins aussi dignes d'intérêt qu'une
institution de bienfaisance. Et la sollicitude admirable,
portée chez nous aux malheureux et aux déshérités, ne doit
point faire oublier qu'il est des besoins certainement aussi
sacrés. Ce jour, où j'ai l'honneur d'assumer officiellement
la magnifique tâche de recteur, serait pour moi le plus
beau jour de ma vie, si cet appel à l'esprit public était
entendu; et je puis assurer que nous ne manquons pas
d'hommes capables de faire fructifier le capital qu'on nous
confierait.
MESSIEURS LES ETUDIANTS,
Vous avez déjà pu comprendre, par ce que je viens de
dire, que le souci de vos études et de votre bien-être me
préoccupait. Mais laissez-moi d'abord vous dire que je ne
sais pas si j'ose m'adresser à vous en qualité de Recteur,
même pour vous assurer de mon dévouement et de ma
profonde affection. Ce n'est, en effet, pas vous qui m'avez
élu... Or, je viens de lire quelques pages où un esprit distingué
exige que le Recteur soit désormais élu par les étudiants,
comme il l'était au moyen âge. La presse n'a pas
manqué de faire de la réclame à cette ingénieuse idée, renouvelée
apparemment du bienheureux romantisme allemand,
qui ne voyait de beau que le moyen âge. Ce qui
m'étonne, c'est qu'on n'ait pas proposé, tant qu'on y était,
de revenir à la primitive élection de l'évêque par l'acclamation
des fidèles.
Je regrette d'avoir à dire que cette idée m'a moins
convaincu qu'amusé. Je me garderai d'ailleurs de lui attribuer
plus d'importance qu'il ne convient, mais je suis
tout prêt à céder ma place à son inventeur, pour qu'il en
fasse l'expérience pratique. Et laissez-moi aussi vous assurer
que, si j'eusse dû être l'élu des étudiants, et non de
mes pairs, j'aurais catégoriquement refusé une si insigne
faveur. Elle comporterait trop de dangers. Car si je conçois
fort bien l'Université comme une république, il m'est difficile
de me la représenter sous la forme d'une démagogie.
L'Université catholique du moyen âge ne courait pas
grand risque, dépendant de l'Eglise ou surveillée par elle
à laisser donner à son recteur le baptême d'un enthousiasme
populaire inspiré par l'Eglise elle-même. Mais
puisqu'on nous y convie au nom de l'histoire, qu'on nous
permette donc de rappeler qui sont nos ancêtres spirituels,
et comment se fondèrent les premières Universités d'Occident:
excusez-moi si je n'ai pas été chercher d'exemples
en Chine. Ce sont les Grecs, à qui nous devons tout:
sciences, lettres, art, philosophie, à l'exception de notre
religion qui leur doit, d'ailleurs, sa propagation et son
système; d'un mot: notre civilisation. Ce furent eux qui
fondèrent les premières Académies, véritables instituts de
recherche en commun; et, si Platon en est le nom le plus
connu, il ne fut même pas le premier. Ceux qui aspiraient
à l'honneur d'y entrer — car ce fut de tout temps un honneur,
Messieurs, et nullement un dû — devaient faire leurs
preuves: que nul n'entre ici sans géométrie! Ils payaient
ce qu'ils concevaient justement comme un privilège, mais
les pauvres n'étaient point exclus. Dans chacune de ces
écoles, le chef était permanent, comme il l'est par exemple,
à ce jour encore, dans les Etats-Unis d'Amérique; ce qui
peut être excellent mais aussi dégénérer en insupportable
tyrannie; il était élu par ses pairs, et point du tout par les
étudiants. Cela n duré exactement un millénaire et ne
cessa que par un acte d'intolérance qui supprima l'Université.
Elle se survivait, mais on ne sut pas la remplacer.
J'ai la faiblesse de croire que ces écoles, qui furent et
restent par leur esprit nos vrais modèles, firent au moins
d'aussi bonne besogne que les écoles du moyen âge, dont
je m'étonne qu'on ne vous propose pas, pour vous, l'organisation
collégiale. Et les Grecs furent à tel point nos ancêtres
spirituels qu'au sortir du moyen âge ce fut sur eux
qu'on prit modèle, afin de réorganiser les études sur un
autre plan et dans un esprit nouveau.
Mais surtout, une Université moderne, même aussi modeste
que la nôtre, est devenue peu à peu un organisme
robuste sans doute, mais en même temps délicat et compliqué.
Sans me flatter de réussir, aidé par la bonne volonté
de tous, à en diriger la vie aussi bien que je le voudrais, je
tiens qu'un professeur, qui lui a voué toutes ses forces avec
tout son amour, se rend mieux compte de la complexité de
cette tâche, voit mieux ce qui est désirable, possible, réalisable,
qu'un étudiant qui vient pour s'y former et n'y
passe que quelques années. Et, peut-être, le corps des professeurs
est-il mieux qualifié pour déléguer ce soin à l'un
des siens, que ne l'est la masse des étudiants...
Les étudiants seraient-ils mieux organisés qu'ils n'en
seraient encore point capables. Car ils veulent s'organiser.
Faites-le, Messieurs; faites-le en vue d'un meilleur travail,
et nous vous y aiderons comme je ne crains pas de dire
que nous avons depuis longtemps tendu à le faire. Je tiens
cependant à constater que de mon temps — et mes années
d'étudiant sont restées pour moi le plus lumineux et le
plus vivant des souvenirs — nous n'éprouvions pas le
besoin de nous organiser; l'entr'aide et la concurrence
nous étaient un stimulant suffisant. Avant toute chose,
c'est la liberté des études que nous prisions, avec ce qu'elle
comporte de haute responsabilité. Mais je comprends fort
bien que des temps nouveaux créent des besoins nouveaux.
Ceux-là seuls sont légitimes, qui réalisent leurs organes
dans l'ordre, sans lequel il n'est pas de travail fécond.
Surtout, n'oubliez pas, Messieurs, que vous êtes comptables
au pays tout enlier de ce qu'il vous offre par son
Université. Devenez de bons médecins, de bons ingénieurs,
de bons commerçants, de bons pasteurs: c'est ainsi que
vous rendrez le plus de services à la communauté. C'est
ainsi seulement que vous pourrez aider à améliorer la
société humaine. Les questions sociales vous préoccupent
et vous inquiètent, je le sais et je le comprends fort bien.
Vous voudriez volontiers réformer tout ce qui, au vif et au
clair regard de la jeunesse, ne concorde pas avec un idéal
parfois mal défini. Mais, avant de réformer quoi que ce
soit, Messieurs, ne croyez-vous pas qu'il convient de vous
former vous-mêmes? Si je ne me trompe, c'est cela d'abord
qu'il faut chercher; et ce n'est pas moi qui vous le dis:
ce sont les Evangiles. C'est à vous y aider que nous travaillons.
A côté de l'intérêt de la Science, qui est grand, il y
a ceux de l'Humanité, qui sont immenses. Tous se pénètrent,
et notre enseignement ne vaut que s'il s'inspire constamment
de ce fait.
Nous ne cesserons pas de travailler dans cet esprit, et
nous ne doutons pas que vous n'y collaboriez avec nous.
Peut-être y faut-il — si je me rappelle certains moments
de mes études —plus de courage à la jeunesse qu'il n'en
faut à ce qu'on n'acquiert qu'en donnant en échange une
partie de sa jeunesse: à l'expérience. Laissez-moi donc terminer
en vous proposant cette définition du courage; elle
est d'un universitaire qui, depuis, fut un grand tribun et
parfois un apôtre: «Le courage, dans le désordre infini
de la vie qui nous sollicite de toutes parts, c'est de choisir
un métier et de le bien faire, quel qu'il soit; c'est de ne pas
se rebuter au détail minutieux ou monotone; c'est d'accepter
et de comprendre cette loi de la spécialisation du
travail qui est la condition de l'action utile; et, cependant,
de ménager à son regard, à son esprit, quelques échappées
vers le vaste monde et des perspectives plus étendues.. Le
courage, c'est de comprendre sa propre vie, de la préciser.
de l'approfondir, de l'établir et de la coordonner cependant
à la vie générale». De qui sont ces paroles lancées
dans un discours à la jeunesse ouvrière, mais qui valent
pour le travail universitaire comme pour celui de la vie
sociale? Vous avez nommé Jean Jaurès. Elles méritent
d'être méditées, elles exigent d'être pratiquées. Avec nous,
vous ne faillirez ni à l'un ni à l'autre de ces devoirs.
J'ai dit.