Soixante ans de
centralisation économique
EN SUISSE
L'OEUVRE ÉCONOMIQUE DE LA CONFÉDÉRATION
DEPUIS 1848
DISCOURS
PRONONCÉ LE 15 NOVEMBRE 1911
A L'OCCASION
DE LA RENTRÉE SOLENNELLE DES COURS UNIVERSITAIRES
GEORGES GARIEL
RECTEUR DE L'UNIVERSITÉ
FRIBOURG (SUISSE)
IMPRIMERIE DE L'OEUVRE DE SAINT-PAUL
PAR
SOIXANTE ANS DE CENTRALISATION
ECONOMIQUE EN SUISSE
Le voyageur qui franchit la frontière suisse en l'an de
grâce 1911 se trouve aussitôt en contact avec des fonctionnaires
portant un uniforme fédéral: douaniers gris aux
parements rouges, cheminots à la tunique noire, postiers
et télégraphistes en blouse grise ou veste bleue. Il ne peut
faire les gestes économiques les plus simples sans emprunter
les services d'une institution fédérale. Qu'il change de la
monnaie ou du papier, sa poche s'emplira de nickel, d'argent,
voire même d'or à l'effigie de la Confédération, son portefeuille
se gonflera de billets de la Banque nationale suisse. Qu'il
s'asseye à la table d'un café et demande une absinthe, au
nom d'une loi fédérale on la lui refusera, mais on pourra lui
offrir un petit verre d'alcool fédéral. Qu'il s'élève entre lui
et un tiers une contestation au sujet d'un contrat, c'est
la législation fédérale qui s'applique. Qu'il cause avec un
agriculteur, un industriel, un commerçant, un ouvrier, un
homme d'études, un magistrat cantonal, il constatera quel
compte ils sont obligés de tenir des lois fédérales, de la réglementation
fédérale et même des subventions fédérales dans
l'organisation de leur vie économique.
Ce voyageur est-il un jeune Français, citoyen d'un pays
où la centralisation règne en souveraine, ces constatations
lui semblent toutes naturelles et il s'étonnera seulement
qu'en Suisse, par exemple, l'impôt direct soit encore cantonal.
Mais si, par aventure, il est très vieux, s'il a doublé le
cap difficile des quatre-vingts ans, et s'il est venu une première
fois en Suisse aux beaux. jours de son adolescence,
alors qu'il pouvait parcourir allègrement le pays sac au dos
et canne à la main, un grand changement ne manquera pas
de le frapper. - -
En 1847 aucun service économique n'était fédéral. En
passant d'un canton à l'autre on risquait de changer de
régime douanier, de régime postal, de monnaie, de billet de
banque, de législation civile et commerciale.
La Suisse n'était encore qu'une Confédération d'Etats.
C'est la Constitution de 1848 qui l'a transformée en un Etat
fédératif possédant son budget et sa vie propre, ses attributions
à lui et les ressources nécessaires pour les remplir.
Depuis lors ses fonctions se sont organisées, diverses revisions
constitutionnelles ont accru ses compétences et la
Confédération a poursuivi dans tous les domaines un travail
incessant de pénétration et de conquête.
Ce travail, les Suisses qui sont ici l'ont suivi pas à pas
depuis qu'ils savent lire, et il y aurait de ma part quelque
ridicule à vouloir le leur révéler. Pourtant avoir vécu au jour
le jour une assez longue période d'histoire, cela ne suffit pas
pour en embrasser aisément l'ensemble. Le piéton qui remonte
une vallée parce que c'est son chemin et qui jette de temps
à autre, quand il y pense, un regard en arrière, n'en possède
qu'une série de vues fragmentaires et brisées. Mais qu'au
bout d'une longue étape il s'élève sur une sommité, qu'il
fasse une pause et se retourne vers le panorama qu'il
avait laissé derrière lui, il percevra enfin le pays dans son
ensemble, dans sa physionomie générale, dans son juste
relief. Chaque détail apparaîtra à sa place, sera remis à son
rang, le bilan géographique de la région se dressera de lui-même
devant l'oeil attentif de l'observateur.
La solennité de cette séance de rentrée m'a paru un lieu
favorable pour jeter avec vous un regard sur le demi-siècle
— et plus — de centralisation économique par lequel la
Suisse vient de passer. Je vous convie à cette vue historique
générale qui sera aussi pour vous une sorte d'examen de
conscience ou de bilan.
Impressions de choses déjà vues, paysages législatifs un
peu austères, énumérations de textes pénibles à traverser
comme certains éboulis de vos monts, j'espère que vous me
pardonnerez tout cela en songeant que votre guide — depuis
dix ans qu'il est ici — n'a pas craint de parcourir souvent
ces durs chemins pour apprendre à connaître votre pays.
Chercher à comprendre, n'est-ce pas la meilleure manière
d'aimer? Il est facile d'aimer la Suisse en touriste, j'ai
voulu l'aimer en économiste. Cet amour-ci se manifeste de
façon moins plaisante que celui-là; peut-être son hommage
est-il moins banal.
Je me propose donc en premier, lieu de vous remémorer les
grandes étapes de l'oeuvre de centralisation depuis 1848,
en second lieu d'appeler votre attention sur les méthodes
de conquête du parti centraliste, en troisième lieu de rechercher
les résultats obtenus au point de vue de l'organisation
et de la gestion des principaux services économiques fédéraux.
Je vous préviens immédiatement que cet exposé sera forcément
sommaire et très schématique. Un discours d'une
heure sur un sujet un peu général ne peut guère se concevoir
autrement 1
Je vous fais remarquer ensuite que je n'envisage ici l'oeuvre
de centralisation, que. sous son angle économique. Je néglige
à dessein tout ce qui concerne l'évolution proprement politique
de la Confédération: organisation des pouvoirs publics,
de l'armée, de la justice, de l'instruction en général, questions
religieuses. De cette distinction — un peu artificielle, si l'on
veut — entre les questions politiques et les questions économiques,
les Constituants de 1848 avaient déjà posé le principe
dans l'organisation de leurs travaux préparatoires et cela
donne une justification en quelque sorte historique au cadre
de ce travail 1.
Nous croyons pouvoir distinguer quatre grandes étapes
dans l'histoire de la centralisation économique en Suisse:
1° La Constitution de 1848 et son application (1848-1866);
2° La revision partielle de 1866 (1866-1870);
3° La Constitution de 1874 et ses premiers développements
(1870-1879);
4° La suite du développement de la Constitution de 1874
et ses revisions partielles (depuis 1879).
Sans doute la gestation de l'oeuvre de centralisation ne
s'est pas faite en un jour, mais le peu de temps dont je dispose
ici m'interdit de remonter aux premiers germes de cette
oeuvre, d'analyser ses origines dans les périodes antérieures
de l'histoire économique suisse.
Qu'il' me suffise de vous rappeler les faits suivants:
D'abord, sous l'Ancien Régime, les tentatives faites pour
sortir du chaos monétaire au milieu duquel les cantons se
débattaient et la concentration des postes sur une grande
partie du territoire entre les mains des de Fischer, fermiers
des postes de Berne, Fribourg, Soleure et autres lieux 1.
Ensuite, de 1798 à 1803, le programme d'unification politique
et économique de la République helvétique une et
indivisible et ses essais de réalisation dans les mêmes domaines
des postes et des monnaies 2.
Enfin, de 1815 à 1848, la période de préparation et d'incubation
du mouvement centraliste qui semble avorter en 1832
avec l'échec du projet ou pacte Rossi et qui finit par aboutir,
non sans l'emploi de la force — c'est la guerre du Sonderbund
— à l'élaboration et au vote de la Constitution du
12 septembre 1848 3.
1° La Constitution de 1848 et son application
(1848-1866).
Dans cette première phase l'oeuvre de centralisation est
déjà importante:
a) La Constitution de 1848 pose virtuellement le principe
de toutes les compétences économiques futures de la Confédération.
Aux termes de l'art. 2: «La Confédération a pour
but d'assurer l'indépendance de la patrie contre l'étranger,
de maintenir la tranquillité et l'ordre à l'intérieur, de protéger
la liberté et les droits des Confédérés et d'accroître leur
prospérité commune». Dès le premier jour — cela est à remarquer
— la Confédération se déclare en principe habile à
remplir toutes les fonctions économiques possibles, à prendre
tous les moyens. pour accroître la prospérité commune; attributions
obligatoires, attributions facultatives de l'Etat, éventuellement
elle se croit appelée à les exercer toutes. La
centralisation économique t ut entière est en germe dans
ces mots. Il n'y aura qu'à développer le germ. Ce membre
de phrase est un programme, une affirmation et comme
une main-mise sur l'avenir.
b) Pourtant pour le présent, à raison des circonstances, -
il faut limiter le champ d'action de la Confédération. Celle-ci
vient à peine de naître: il ne convient pas de la surcharger
de besogne. On ne lui attribue donc que quelques compétences
économiques déterminées et, sommé toute, peu nombreuses.
D'abord elle se charge de quatre services en possession
exclusive desquels elle entre immédiatement: les postes,
(art. 33 C on fehle), la monnaie (art. 36), la poudre de guerre
(art. 38) et les douanes (art. 23). En second lieu, elle se reconnaît
le droit d'en organiser deux autres: une Université
suisse et une Ecole Polytechnique (art. 22).
Elle peut aussi ordonner à ses frais ou encourager par des
subsides les travaux publics qui intéressent la Suisse ou une
partie considérable du pays (art. 21). Dans ce but, elle peut
ordonner l'expropriation moyennant une juste indemnité.
-
Enfin elle se reconnaît un droit de haute surveillance sur
les routes et les ponts dont le maintien l'intéresse (art. 35)
et elle déclare qu'elle introduira l'uniformité des poids et
mesures dans toute l'étendue de son territoire en prenant
pour base le concordat fédéral touchant cette matière
(art. 37). Elle reçoit aussi un certain droit de police sanitaire
(art. 59).
Elle garantit la liberté du commerce (art. 29). Elle garantit
aussi le libre établissement, dans un canton quelconque, de
tous les Suisses de l'une des deux confessions chrétiennes
(art. 41).
Pour faire face à ces dépenses, elle ne dispose que des
ressources suivantes: les intérêts des fonds de guerre fédéraux,
le produit des postes, les contributions des cantons et les
douanes (art. 39).
c) La Confédération a organisé très rapidement les divers
services à elle attribués: les postes et les poudres en 1849,
les douanes et les monnaies en 1805, le Polytechnicum
en 1855.
Le 1 er mai 1850 elle votait une loi sur l'expropriation et
le 28 juillet 1852 une loi sur les chemins de fer. Dès le mois
d'août l'Assemblée fédérale approuvait plusieurs concessions
faites par les cantons à des compagnies.
Il y a donc là une courte période d'intense activité législative
et organisatrice 1.
2° La revision partielle de 1866 (1866-1870).
Le 1er juillet 1865, le Conseil fédéral proposait d'accorder
aux Israélites suisses le droit de libre établissement d'un
canton à l'autre, dont le traité franco-suisse de 1864 venait
de faire bénéficier les Israélites français, et de modifier en
ce sens les articles 41 et 48 de la Constitution.
Toujours à l'affût de nouvelles compétences, il profita
de l'occasion pour faire voter par les Chambres un certain
nombre d'autres modifications constitutionnelles, dont cinq
d'ordre économique.
Le 14 janvier 1866 le peuple accepta les modifications aux
art. 41 et 48 et rejeta les autres.
Cette première manoeuvre du Conseil fédéral avait donc
échoué 2.
3° La Constitution de 1874 et ses premiers développements.
Le 17 juin 1870, le Conseil fédéral revenait à la charge et proposait
de modifier la Constitution sur treize points différents.
C'était un projet de centralisation bien plus complet que
celui de 1866. Vous savez qu'il fallut s'y reprendre à deux
fois pour le faire accepter par le peuple. Repoussé à cinq
mille voix de majorité, en 1872, puis allégé de certains articles
combattus par les cantons romands, il finit par passer en 1874
à plus de 40,000 voix de majorité et par devenir la Constitution
du 29 mai 1874.
Ce texte marque un accroissement considérable des attributions
économiques de la Confédération.
Deux ordres de services importants entrent dans sa compétence
directe:
La législation sur la construction et l'exploitation des
chemins de fer lui appartient désormais (art. 26 C on fed le). -
Elle peut à son gré réglementer les Compagnies ou racheter
leurs concessions et exploiter elle-même. Elle peut créer
ou subventionner à son gré tous établissements d'enseignement
supérieur.
En second lieu, la Confédération reçoit des pouvoirs assez
étendus en matière d'eaux et forêts (art. 24) et le droit de
réglementer un certain nombre de matières qui, jusque-là,
n'étaient pas de son ressort: la pêche et la chasse (art. 85),
l'exercice des professions libérales (art. 33), l'émission des
billets de banque (à l'exclusion de l'établissement d'un
monopole fédéral) (art. 39), le travail des fabriques (art. 34),
les agences d'émigration (art. 34), les entreprises d'assurance
(art. 43), les loteries (art. 35). Les maisons de jeu sont interdites
(art. 35). Les pouvoirs de la Confédération sont accrus
en matière de police sanitaire (art. 69) et de poids et mesures
(art. 45). La. Constitution fédérale garantit les citoyens
contre les doubles impositions intercantonales (art. 46).
Sont reconnues comme du ressort de la Confédération la
législation sur la capacité civile, le droit commercial, les
transactions mobilières, la propriété littéraire et artistique,
la poursuite pour' dettes et faillites, la nationalité (art. 64
et 44). ,
On voit sur combien de domaines divers la Confédération
va pouvoir étendre son action.
De 1874 à 1879, le Conseil fédéral fit voter une série de lois
pour mettre en valeur ses conquêtes, notamment la fameuse
loi sur le travail des fabriques du 16 mars 1877 qui ne trouva
grâce devant le peuple qu'à une très faible majorité (voyez
aussi les lois sur l'état civil et le mariage, 24 décembre 1874, —
le système métrique des poids et mesures, 3 juillet 1875 —
la surveillance fédérale sur la chasse, 17 septembre 1875 —
la pêche, 18 septembre 1875 — les forêts, 24 mars 1876 —
les taxes postales, 23 mars 1876 — les marques de fabriques
23 mars 1877 — la police des eaux dans les régions élevées,
12 juin 1877 —l'exercice de la médecine, 19 décembre 1877,
et l'ordonnance du Conseil fédéral attribuant les téléphones
à la Confédération, 18 février 1878). — Il subit un échec
en 1876 sur la réglementation du billet de banque (vote référendaire,
du 23 avril) 1.
4 La suite du développement de la Constitution de 1874
et ses revisions partielles depuis 1879.
Dès 1879, le Conseil fédéral jugea nécessaire de recourir
aux revisions partielles pour élargir le cercle des attributions
fédérales.
En même temps se continue le travail de la mise en application,
par le vote de lois nouvelles, d'un certain nombre
de dispositions de principe posées dans la Constitution
de 1874.
A) Au cours d'une première période qui va de 1879 à 1885,
les tentatives de centralisation ne sont pas très heureuses.
Le peuple rejette successivement le monopole des allumettes
(23 décembre 1879), celui de l'émission des billets
de banque (31 octobre 1880), la protection des inventions
(30 juillet 1882), la patente des voyageurs de commerce
(11 mai 1884).
Il ratifie tacitement le vote du Code fédéral des obligations
(loi du 14 juin i88i révisée par la loi du 30 mars 1911), la loi
sur les objets d'or et d'argent (du 23 décembre 1880) et
celle sur les agences d'émigration (du 24 décembre 1880).
B) Après cette première période s'ouvre enfin une dernière
phase d'activité centralisatrice incessante qui n'est pas encore
close. Plus d'une fois le Conseil fédéral n'a pas même besoin
de pousser à la roue. C'est l'Assemblée fédérale qui réclame
telle ou telle mesure de centralisation. C'est aussi le peuple
lui-même, qui depuis 1891 a conquis le droit d'initiative
constitutionnelle. Plus de trente votations populaires sont
d'ordre économique. -
Le parti centraliste n'emporte pas toutes les positions
sans coup férir. Le nombre de ses défaites balance presque
celui de ses victoires. Mais en fin de compte, au besoin en s'y
reprenant à plusieurs fois, il conquiert de haute lutte des
positions très importantes.
Sans doute, l'opposition parlementaire a lutté énergiquement
contre la conquête de certains grands services : émission
des billets de banque et chemins de fer. Mais pour bien d'autres
elle s'est relâchée de son ancienne intransigeance.
Au fur et à mesuré qu'on s'éloignait de la période aiguë
du Kulturkampf, les catholiques considéraient d'un oeil moins
hostile les extensions de compétence du pouvoir central.
Ils envisageaient avec plus d'objectivité au point de vue
de l'intérêt national certaines mesures de centralisation économique.
D'autre part, depuis une vingtaine d'années; la Confédération
a été amenée à orienter sa politique douanière dans un
sens de plus en plus protectionniste (tarifs de 1887, 1891,
1903 approuvés par le peuple). D'où une élévation considérable
de ses recettes. Les catholiques, après avoir vainement
essayé de faire attribuer directement ce surplus de recettes
aux cantons (initiative dite du Beute-zug rejetée par l'Assemblée
fédérale, puis par le peuple le 4 novembre 1894), veulent
du moins recevoir leur part de la manne fédérale sous forme
de subvention à certaines institutions cantonales; cela les
oblige à une attitude plus conciliante vis-à-vis du parti
centraliste.
Enfin celui-ci laisse en fait aux cantons leur autonomie
religieuse.
Pour ces diverses raisons, la centralisation ne trouve plus
devant elle d'adversaires irréductibles. On discute chaque
question d'espèce.
Parmi les hommes d'Etat catholiques qui ont contribué
à cette orientation nouvelle, il en est un que je ne nommerai
pas pour ne point faire violence à sa modestie, qu'il me suffise
de dire que le rayonnement de son influence a depuis longtemps
franchi les frontières de ce canton.
Au Conseil fédéral les noms de Welti, Ruchonnet, Schenk,
Numa Droz, Zemp, pour ne citer que les disparus, resteront
comme ceux des agents les plus actifs du travail de centralisation
dans les vingt-cinq dernières années.
Pendant cette période si pleine, la Confédération a réussi
à s'emparer de trois services importants: le commerce de
l'alcool (vote populaire du 25 octobre 1885, loi organique
du 23 octobre i886 partiellement modifiée par celle du 29 juin
1900), l'émission des billets de banque (vote populaire
du 18 octobre. 1891, loi du 6 octobre 1905 partiellement
modifiée par celle du 24 juin 1911), les grandes lignes de chemins
de fer (loi de rachat du 15 octobre 1897 ratifiée par le
vote populaire du 20 février 1898), ces deux derniers, après
des péripéties nombreuses que nous raconterons plus loin.
M. Zemp, qui a fait aboutir le rachat des chemins de fer,
représentait la minorité catholique au sein du Conseil
fédéral.
Elle a échoué dans sa nouvelle tentative de créer le monopole
des allumettes (vote populaire du 29 septembre 1895)
et fait rejeter par le peuple l'initiative tendant à inscrire
dans la Constitution le droit au travail (vote populaire du
3 juin 1894).
Elle a conquis le droit d'organiser l'assurance-maladie et
l'assurance-accident vote populaire du 26 octobre 1890,
art. 34 bis nouveau, C on fed le) et après des péripéties diverses
(voir plus loin) a fini par régler la question dans la loi du
13 juin 1911 qui va prochainement être soumise au peuple.
Elle a conquis en 1898 le droit de centraliser la législation
civile et pénale (vote populaire du 13 novembre 1898, art. 64
et 64 bis nouveau, C on fed le) et fait aboutir le vote du Code
civil suisse le 10 octobre 1907.
Elle a conquis encore le droit de réglementer la police
des denrées alimentaires (vote populaire du 11 juin I897,
art. 69 bis, C on féd le), la protection des inventions (votes populaires
des 10 juillet 1887 et 19 mars 1905, art. 64, C on féd le), les
arts et métiers (vote populaire du 5, juillet 1908, art. 43 ter,
C on féd le), les forces hydrauliques (vote populaire du 25 octobre
1908, art. 34 bis nouveau, C on féd le), et usé des deux premiers
(loi du 8 décembre 1905 acceptée par le peuple le
10 juin 1906 et loi du 29 juin i888 révisée par la loi du
21 juin 1907).
Elle a donné une nouvelle législation à la pêche (loi du
21 décembre 1888) et à la chasse (loi du 24 juin 1904) sans
cependant supprimer en ces matières le principe de la souveraineté
cantonale.
Ses droits sur la police des forêts en haute montagne ont
été étendus (vote populaire du 11 juillet 1897, art. 24, C on féd le).
Elle a créé le service des chèques et virements postaux
(loi du 16 juin 1905).
Elle a refondu ses lois sur les télégraphes (loi du 16 décembre,
1907), les postes (loi du 5 avril 1910), les poids et mesures
(loi du 24 juin 1909), légiféré sur les salaires (loi du 26 juin
1902) et le repos hebdomadaire (loi du 1er avril 1905). Un
projet de revision totale de la loi de 1877 sur les fabriques
est soumis aux Chambres.
Le peuple lui a récemment imposé la prohibition de l'absinthe
(vote populaire du 5 juillet 1908, nouvel art. 32 bis
C on féd le) dont les détails ont été réglés par une loi du
24 juin 1910. ' -
Enfin, nous l'avons dit, sur les ressources disponibles de
son budget, la Confédération a pris l'habitude de subventionner
certains services cantonaux comme les institutions
d'enseignement commercial, les sociétés agricoles, ou certains
services d'intérêt général comme le secrétariat ouvrier, le
secrétariat des paysans, ou certaines organisations internationales
(bureaux de Berne).
Quant aux projets de centralisation, chaque année en voit
éclore de nouveaux et la Confédération rêve déjà, pour
parer à ses nouvelles dépenses, à étendre son domaine fiscal.
Telles sont — parcourues avec les bottes de sept lieues
du Petit-Poucet — les quatre grandes étapes de la centralisation
depuis 1848.
Deux chiffres marquent l'importance de l'oeuvre réalisée
en 60 ans. Ce sont les, totaux des budgets des dépenses
pour 1849 et pour 1909; 7 millions et 154 millions en chiffres
ronds; le second chiffre est 22 fois plus grand que le premier.
Or entre ces deux dates la population de la Suisse n'a pas
même doublé.
Si maintenant nous comparons les comptes des dépenses
de la Confédération à l'ensemble de ceux des cantons; nous
constatons qu'en 1850 la Confédération dépensait 10 millions
et les cantons 20 millions et qu'en 1909 la Confédération
dépensait (environ) 154 millions et les cantons 181 millions 1.
Il y a 60 ans, la Confédération avait donc un budget d'un
volume deux fois moindre que celui de l'ensemble des budgets
cantonaux. A l'heure actuelle, le volume du budget fédéral
tend à se rapprocher de celui de l'ensemble de ceux-ci. Or
depuis 1850 il y a eu un mouvement étatiste très marqué
dans un grand nombre de cantons. Ceux-ci ont créé, par
exemple, de nombreux établissements d'instruction, ont
établi des usines de force motrice, etc..., bref, ont fait de la
centralisation cantonale. C'est donc que la centralisation
fédérale n'est pas une simple apparence, mais bien une
réalité. C'est une série de conquêtes que la Confédération
a faites et elle n'est pas près de s'arrêter.
II
Quel a été le secret de ses victoires? Est-il possible d'analyser
la méthode, de surprendre la tactique qui a valu au
Conseil fédéral le succès final de la plupart de ses entreprises?
C'est ce que nous voudrions essayer de faire maintenant.
Et d'abord il faut bien reconnaître que le parti centraliste
était porté par le courant naturel des évènements. Le besoin
de sortir d'un régime d'anarchie économique et de particularisme
étroit était généralement senti. Pressée entre quatre
grands peuples, carrefour des principales routes de l'Europe,
la Suisse ne pouvait aspirer à vivre d'une vie économique
normale qu'en se créant un système de circulation nationale.
Chacun voulait se donner de l'air. Les vieux cadres étaient
prêts à éclater sous la poussée irrésistible des intérêts.
Le Conseil fédéral n'avait donc pas à provoquer une réaction,
à remonter un courant, tâches toujours difficiles, souvent
périlleuses, parfois impossibles.
Il n'avait qu'à suivre une pente, à diriger, à activer un
mouvement puissant, à le guider au travers des obstacles
plus ou moins solides que lui opposaient les traditions cantonales,
certains intérêts privés, les conflits d'influence
romande et germanique.
Il a réussi parce qu'il devait réussir, pourrait-on dire en
exagérant un peu.
Je dis: en exagérant un peu.
La victoire finale était en effet certaine mais à la condition
d'une action incessante, d'une lutte inlassable, d'échecs
momentanés. Il fallait, pour vaincre, faire preuve d'un esprit
d'initiative toujours en éveil, d'une indéfectible énergie,
d'une persévérance jamais rebutée, d'une souplesse à toute
épreuve.
Telles furent précisément les caractéristiques de l'action
du parti centraliste dans cette campagne offensive, ouverte
en 1848, et qui n'a jamais cessé depuis lors.
Toujours persévérante, tour à tour autoritaire, insinuante,
conciliante, essayons de la définir par ces quatre traits.
Avant tout, le parti centraliste a été persévérant. La persévérance
est en politique une des vertus maîtresses. Cette
vertu, il l'a eue à un degré éminent. La première partie de
cet exposé vous a donné à cet égard une impression générale.
Tâchons de la préciser sur deux ou trois points déterminés.
Quelques services ont été conquis et organisés dès l'origine.
Mais telle de ces conquêtes pouvait être arrondie. Le Conseil
fédéral s'y est employé ans relâche.
Nous avons raconté ailleurs les luttes épiques qu'il a livrées
depuis 1849 pour arracher aux cantons le dernier lambeau
de leur souveraineté en matière postale: la franchise de
port 1. Il s'y est repris à neuf fois pour emporter cette position;
huit fois battu, jamais découragé, il a fini par obtenir
en 1910 un avantage partiel qui ne constitue qu'une demivictoire.
Beaucoup d'autres conquêtes ont demandé cinquante ans
d'efforts.
Celle des chemins de fer, par exemple.
La Constitution de 1848 donnait pleine compétence à la
Confédération en matière de travaux publics d'intérêt général.
Dès le 7 avril 1851, le Conseil fédéral présentait un projet
de loi sur l'établissement des chemins de fer en Suisse dans
lequel il se faisait sa part tout en laissant la leur aux cantons,
l'absence de ressources financières l'empêchant de tout
absorber.
Ce projet n'est pas accepté par les Chambres et la loi du
28 juillet 1852 rend pratiquement aux cantons la souveraineté
en matière de chemins de fer: ce sont eux qui accordent
les concessions. C'est, là un grave échec pour la politique
centraliste.
Cinq ans se passent: par un message du 17 juin 1857, le
Conseil fédéral propose aux Chambres d'employer les fonds
fédéraux disponibles à acheter des actions de chemins de
fer. C'est un moyen indirect de remettre la main sur les
lignes. Le projet est repoussé.
En 1869, sur le voeu exprimé par l'Assemblée fédérale
elle-même, le Conseil fédéral se met à rechercher les moyens
«de donner plus d'extension à la compétence de la Confédération
relativement à l'exploitation des chemins de fer».
Son travail aboutit au vote de la loi du 23 décembre 1872
qui donne à la Confédération le droit d'accorder les concessions.
En 1883 il essaie de racheter une des Compagnies, le Central;
en 1887 une autre, le Nord-Est; en 1890, il se rend acquéreur
d'un paquet d'actions du Jura-Simplon; en 1891, de 90,000
actions du Central et il arrive même à signer un traité de
rachat avec cette Compagnie. Les Chambres le ratifient.
Cette fois la victoire est acquise...
Mais le referendum est demandé, le peuple trouve l'acquisition
trop chère, et le 6 décembre 1891, par 289,000 voix
contre, 130,000 il repousse la convention 1. -
Eh quoi! voilà l'aboutissement de quarante années d'efforts
pour reprendre cet organe essentiel de la circulation nationale
que sont les chemins de fer! Avoir touché le but du doigt
et être brutalement renversé de son- rêve par la main rude
du peuple souverain, n'y a-t-il pas là de quoi décourager
un parti, et ne va-t-il pas s'avouer vaincu cette fois?
Mais les dirigeants du pays de Suisse ne se laissent pas
dominer par leurs nerfs. -
Le succès était proche, ils ont su l'atteindre.
Le 29 janvier 1892, les Chambres fédérales invitaient le
Conseil fédéral à reprendre la question des chemins de fer.
C'est ce qu'il fit. Le 27 mars 1896 il faisait aboutir la loi
sur la comptabilité et le 15 octobre 1897 la loi sur le rachat
des cinq grandes Compagnies que le peuple ratifiait le 20 février
1898 par 380,000 voix contre 179,000.
Second exemple: la Banque nationale suisse.
Sous le régime de 1848, l'émission des billets de banque
restait dans la compétence des cantons. La Constitution
de 1874 donne à la Confédération le droit de décréter des
prescriptions générales sur l'émission et le remboursement
des billets.
Le 18 septembre 1875, le Conseil fédéral fait voter par les
Chambres une loi sur ce sujet. Le peuple la rejette le
23 avril 1876.
Le 8 mars 1881, le Conseil fédéral réussit à faire voter
une loi créant un type unique de billet, réglementant l'émission,
mais autorisant la pluralité des banques et particulièrement
large pour les banques cantonales.
Ce régime est très imparfait.
Le Conseil fédéral voudrait lui substituer celui d'une
Banque unique, mais redoutant un échec il n'ose le proposer
et présente seulement un projet de réglementation plus
strict.
C'est le Conseil national qui pousse à la roue, déclare le
projet insuffisant et invite le Conseil fédéral à présenter un
projet de Banque unique.
Le principe d'une Banque nationale unique est accepté
par le peuple en 1891.
Le Conseil fédéral présente un projet de Banque d'Etat
qui devient la loi du 18 juin 1896. Le peuple la rejette au
referendum.
Le Conseil fédéral présente un second projet: compromis
entre le système de la Banque d'Etat et celui de la Banque
privée. Le projet est voté, mais les Chambres ne peuvent
s'entendre sur le siège de la Banque que se disputent Berne
et Zurich.
Le Conseil fédéral doit préparer un troisième projet donnant
une demi-satisfaction à chacune des deux villes et qui
est devenu la loi du 6 octobre 1905, partiellement révisée
le 23 juin 1911.
Ces trois exemples suffisent à mettre en lumière la persévérance
du parti centraliste. Son action a su d'ailleurs se
nuancer de beaucoup de souplesse et se faire tour à tour
autoritaire, insinuante, conciliante.
Autoritaire.
Le problème monétaire est un des premiers dont le Conseil
fédéral ait eu à s'occuper. La question était pour lui de savoir
s'il s'orienterait du côté du système monétaire de la France
réclamé par les cantons de l'Ouest ou de celui de l'Allemagne
du Sud, réclamé par les cantons orientaux. La procédure
indiquée consistait à provoquer tout d'abord une consultation
des cantons. Le Conseil fédéral semble s'y arrêter.
Le 21 février 1849 il invite par une circulaire les cantons à
rassembler les matériaux sur l'état de la question.
Les réponses de ceux-ci tardent un peu à venir, comme
d'ordinaire en pareil cas. -
Le Conseil fédéral ne les attend pas. D'autorité il décide
in petto d'adopter un système dérivé du système français
et cherche un expert pour préparer un rapport dans ce sens.
Le 14 août 1849 il nomme M. Speiser, directeur de la Banque
de Bâle, une des intelligences pratiques les plus lumineuses
de son temps. Celui-ci travaille avec acharnement. Dès le
6 octobre, il dépose son rapport; en novembre-décembre
la question peut être soumise aux Chambres. Les partisans
du système allemand demandent vainement une contreexpertise.
Ils doivent se borner à faire des rapports de minorité,
à discuter dans la presse. Le 7 mai 1850, les deux lois
monétaires sont adoptées et la Suisse est définitivement
entraînée dans l'orbite monétaire de la France.
Voilà une position enlevée d'autorité.
Il en est d'autres dont le parti centraliste a tenté de s'emparer
par surprise. C'est ce que j'appelle la méthode insinuante.
Hâtons-nous d'ajouter que cette tactique ne lui a pas
toujours réussi. Elle s'est heurtée parfois à un. double obstacle:
l'indépendance du Tribunal fédéral, ou tout simplement
la sagacité du peuple lui-même.
L'indépendance du Tribunal fédéral. L'exemple classique
est la question du prix du rachat des chemins de fer. Nous
avons dit qu'en 1896 le Conseil fédéral, pour préparer le
rachat, avait fait voter la loi sur la comptabilité que le peuple
ratifia sans en mesurer peut-être exactement la portée. Par
cette loi, la Confédération obligeait les Compagnies à tenir
leurs comptes d'une certaine manière, selon certaines normes
qui en réalité n'étaient pas seulement interprétatives des
concessions; du moins s'agissait-il d'une interprétation
donnée unilatéralement par une des parties contractantes.
Dans la loi de 1897 elle inscrivit que le calcul de l'indemnité
de rachat se ferait «conformément à la législation fédérale
et aux concessions» (art. 2), c'est-à-dire sur les bases de cette
comptabilité, et non pas seulement sur celles inscrites dans
les concessions. Calculé de cette nouvelle sorte le prix de
rachat devait être notablement inférieur à ce. qu'il aurait
été d'après les seules concessions.
Le Conseil fédéral fit donc miroiter aux yeux des députés
et plus tard du peuple le bon marché de l'opération. L'opposition
protesta. La majorité fit la sourde oreille et le peuple
ne parut pas touché par l'injustice du procédé dont on voulait
le faire profiter. La loi de rachat basée sur la loi de comptabilité
fut votée.
Les Compagnies n'acceptèrent pas leur étranglement. Le
moment d'effectuer le rachat étant venu, le «Central»
recourut devant le Tribunal fédéral. La haute juridiction
— avec cette impartialité qui est la garantie suprême des
libertés suisses —jugea par son arrêt des 18/21 janvier 1899
que dans les cas où il existe des contradictions entre le texte
de la loi de comptabilité de 1896 et le texte des concessions,
c'est ce dernier qui lie le juge. Cet arrêt a fait jurisprudence
dans la question du rachat.
A diverses autres reprises, c'est le peuple lui-même qui
ne se laissa pas prendre aux procédés insinuants du parti
centraliste.
Nous parlions tout à l'heure de la Banque nationale.
Lorsqu'en 1890 le Conseil fédéral voulut faire adopter
la modification constitutionnelle nécessaire pour l'organisation
d'une Banque unique, il eut grand soin de dire que
dans ses intentions cette Banque ne serait pas une Banque
d'Etat. Le texte qu'il proposait envisageait deux alternatives:
«La Confédération peut exercer le monopole au
moyen d'une Banque d'Etat ou d'une Banque par actions
seulement administrée avec son concours et sous son contrôle»;
mais dans le message explicatif du projet du 30 décembre 1890,
le Conseil fédéral insistait sur ce point qu'il inclinait à rejeter
la Banque d'Etat.
La même année mourut M. Hammer, directeur des finances,
partisan de la Banque par actions. Le Conseil fédéral le remplaça
par M. Hauser, partisan de la Banque d'Etat; celui-ci
rallia à son système une majorité d'une voix au sein du
Conseil et le 24 janvier 1894, il présentait un projet de
Banque d'Etat pure qu'il faisait voter par les Chambres le
18 juin 1896.
Mais le peuple était là. Nous avons dit que le 28 février 1897
il rejetait la loi par 256,000 voix contre 195,000.
En matière d'assurance, la tactique fut à peu près la même.
En 1889, le Conseil fédéral avait chargé M. Forrer d'étudier
la question. Celui-ci rédigea un rapport où il concluait en
faveur de l'assurance obligatoire maladie et accidents (et
de l'assurance d'Etat).
Le Conseil fédéral, bien décidé à entrer dans cette voie,
redoutait cependant de n'y être pas suivi s'il montrait de
plano au peuple où il voulait en venir. Les sociétés de secours
mutuels se sentiraient menacées, l'opinion se soulèverait
contre les envahissements de la bureaucratie, etc....
Aussi le Conseil fédéral proposa-t-il une formule édulcorée
de modification constitutionnelle: Art. 34 bis : «La Confédération
introduira l'assurance contre les accidents et les maladies,
en tenant compte des caisses de secours existantes.
Elle pourra déclarer ces assurances obligatoires pour tout le
monde ou seulement pour certaines professions.»
Le peuple, escomptant une solution moyenne, accepta
cet article le 26 octobre 1891 par 283,000 oui contre 92,000 non.
Grosse victoire Le Conseil fédéral crut pouvoir en profiter
pour abattre son jeu et pousser au maximum ses avantages.
Il fit sien le projet Forrer qui instituait une assurance
obligatoire très généralisée et une assurance d'Etat soit pour
les accidents, soit même en fait pour la maladie La mort
des sociétés de secours mutuels y était — sinon décrétée —-
du moins préparée et prévue, comme l'avouèrent sans
ambage au cours des débats parlementaires certains orateurs
radicaux.
Les Chambres adoptèrent avec enthousiasme le projet
qui devint la loi du 5 octobre 1899. On sait qu'un seul député,
M. Odier, membre du Conseil national, eut la hardiesse de
voter contre. Les autres opposants s'étaient abstenus.
L'habileté du Conseil fédéral n'avait jamais obtenu un
succès de cette envergure.
Mais le referendum est demandé et le 20 mai 1900 le
peuple rejette le projet par 341,000 non contre 148,000 oui.
On sait la part active prise par notre collègue, M. le professeur
Beck, à cette victoire populaire.
Trop d'habileté nuit. Telle est la morale que le peuple
suisse en ces diverses occurrences sut offrir aux trop habiles
du parti centraliste.
Celui-ci d'ailleurs — et c'est là le dernier trait qui achève
de dessiner sa physionomie accepte la leçon de bonne
grâce. Heureux pays de Suisse où les crises parlementaires
sont inconnues, où, lorsque le peuple désavoue les erreurs
de ses ministres, ceux-ci se croient obligés non pas de descendre
du pouvoir, mais tout simplement de les corriger, où la
politique ministérielle est une politique stable dans son
personnel, mais conciliante dans son action.
Nous venons de parler des assurances. Depuis l'échec de
la loi Forrer, le Conseil fédéral s'est courageusement remis
à l'oeuvre et il a pu faire voter la loi du 13 juin 1911 sur
laquelle le peuple sera appelé à se prononcer le 4 février 1912
et que, selon toute vraisemblance, il ratifiera.
Ce texte marque dans ses grandes lignes un incontestable
progrès, les centralistes diraient: un incontestable recul —
car tout dépend du point de vue auquel on se place — sur
celui de 1899.
L'assurance-maladie n'est plus, en principe, obligatoire.
Les cantons et les communes peuvent la déclarer obligatoire
sur leur territoire pour tous ou pour telle catégorie de personnes.
La Confédération se contente de la subventionner.
Les caisses privées seront subsidiées et les caisses confessionnelles
comme les autres.
L'assurance-accidents reste obligatoire et confiée à une
Caisse nationale d'assurances mais d'organisation sensiblement
moins étatiste que celle de 1899.
De même au cours des débats devant les Chambres sur
l'organisation des chemins de fer et de la Banque nationale
suisse, des concessions ont été faites aux cantons. Ceux-ci ont
reçu une part dans l'administration de ces services.
Le projet sur le rachat des chemins de fer soumis aux Chambres
par le Conseil fédéral mettait entièrement l'administration
dans les mains du pouvoir central. Les cantons ne
recevaient qu'une seule compétence, celle de nommer le
conseil des chemins de fer à raison de 1 membre par
50,000 habitants, mais les attributions de ce conseil
étaient insignifiantes et la concession se trouvait donc être
illusoire.
Dans le texte de loi qui a été finalement voté par les Chambres,
la part faite aux cantons est bien plus raisonnable.
Ils nomment la majorité des membres des Conseils d'arrondissement
et indirectement la majorité des membres du
Conseil d'administration. Ce dernier a des compétences
non négligeables.
En ce qui concerne la Banque nationale, le premier projet
la remettait en somme entre les mains de la Confédération.
D'après la loi de 1905, la plus grosse part du capital et
des bénéfices est réservée aux cantons, ou à leurs anciennes
banques cantonales. Leurs représentants ont la majorité
dans l'assemblée générale qui approuve la gestion et les
comptes, nomme la commission de contrôle et 15 membres
sur 40 du Conseil de Banque.
Il ne faut pas s'exagérer la part d'influence fédéraliste
que représentent ces délégués des cantons dans les administrations
fédérales, car il y a des cantons centralistes et
leurs délégués opteront en général pour les solutions que la
Confédération désire, mais il n'en reste pas moins vrai que
le cantonalisme garde un pied dans ces services fédéraux
c'est beaucoup pour son prestige, à certaines heures ce peut
être quelque chose pour ses intérêts.
Nous connaissons maintenant les méthodes de conquête
du parti centraliste et nous avons tenté de caractériser
son action. Essayons, pour terminer, de dégager les principaux
résultats de la conquête.
III
Nous pouvons envisager ici les fonctions propres de la
Confédération, ses fonctions d'intervention, son administration
financière.
Fonctions propres. — Ne nous arrêtons pas aux moins
importants des services fédéraux: poudres, haras, bureau
de statistique, monopole de l'alcool, Polytechnicum fédéral.
Saluons seulement au passage ce dernier dont la réputation
est européenne et qui donne à tant de jeunes gens étrangers
une formation pratique universellement appréciée.
Et venons à l'essentiel, aux organes de circulation.
Eh bien! si nous jetons un coup d'oeil sur leur ensemble,
nous constaterons que ces services font très honorable figure
à côté de leurs similaires des pays voisins.
Que l'unification monétaire ait constitué un incommensurable
progrès sur le chaos monétaire d'avant 1848, c'est
ce que personne ne contestera. Sans doute on comprend
qu'en 1849 les cantons de la Suisse orientale aient fait campagne
en faveur du système monétaire de l'Allemagne du
Sud; mais il faut bien reconnaître que le prestige du système
monétaire français était bien plus grand. L'unité allemande
se préparait, elle n'était pas faite. L'Alsace avec laquelle
une partie de la Suisse et spécialement l'importante place
de Bâle —patrie de l'expert choisi par le Conseil fédéral —
entretenait des rapports d'affaires si nombreux, était encore
française. D'ailleurs, du choix qu'elle a fait, la Suisse n'a
pas eu — à mon sens à se repentir. Après diverses oscillations
elle est arrivée au bimétallisme incomplet de l'Union
latine et ce fut pour elle un grand bienfait. Elle frappe sa
monnaie à son effigie. Cet emblème de sa souveraineté circule
entre toutes les mains. Dans le concert international auquel
elle a adhéré, elle est traitée d'égale à égale par ces grandes
puissances qui s'appellent la France et l'Italie. Elle est
une alliée qu'on ménage et non une vassale qui obéit. Suivant
ses besoins, elle puise dans le plus riche réservoir de monnaies
qui soit au monde. Grâce à ces emprunts, elle s'est à peine
aperçue de la dépréciation du métal blanc. En cas de crise
le rempart d'écus de la Banque de France la protégerait
encore 1
Le billet de la Banque nationale suisse est aussi un instrument
bien supérieur aux billets des Banques concordataires
de 1881. La liquidité de celles-ci n'était pas toujours
à la hauteur de leur solidité. L'émission de leurs billets ne
correspondait pas exclusivement aux besoins du crédit à
court terme, mais souvent même du crédit à long terme ou
tout simplement au désir des banques de spéculer sur l'émission;
en cas de crise générale, d'une guerre européenne, par
exemple, il eût été difficile de soutenir plus de trente établissements
différents et, somme toute, autonomes, et de constituer
une réserve d'or nationale. La Suisse, enfin, manquait
d'une politique d'escompte une et les Banques étaient
incapables d'influer utilement sur le change. En présence de
l'évolution générale qui pousse toutes les nations au système
d'une grande Banque unique, son infériorité s'affirmait.
Le régime de la loi de 1905 l'a replacée à son rang. La
Banque nationale suisse, avec une organisation plus compliquée,
rappelle à certains égards le type de la Reichsbank
allemande. Elle n'est pas une Banque d'Etat pure, le capitalactions
n'est pas fourni par la Confédération et exerce un
droit de contrôle, mais la Confédération choisit la direction
et la majorité des membres des organes de gestion. Les opérations
que la Banque peut faire sont strictement limitées
au domaine proprement commercial. Sa situation est essentiellement
liquide. La couverture du billet est facilement réalisable.
Elle a déjà régularisé l'escompte et influé favorablement
sur le change. Son papier est parfaitement sain. On
lui reproche d'être trop exigeante pour sa clientèle. Je suis
de ceux qui l'en louent. Il y a assez de banques en Suisse
pour distribuer le crédit à tous et pour que la Banque nationale
reste seulement la Banque des banques, comme la Banque
d'Angleterre ou la Banque de France. Une loi de revision
du 24 juin 1911 desserre un peu les mailles de sa réglementation.
Elle peut désormais escompter non seulement les effets
de change et les chèques, mais même les simples obligations.
à trois mois sur la Suisse. Elle n'est plus tenue de garder
en tout temps la couverture de ses engagements à courte
échéance. Espérons qu'elle ne profitera qu'à bon escient de
ces facilités nouvelles.
La Suisse a donc bonne monnaie, bon billet de banque.
La Confédération lui a également donné des postes excellentes.
L'éloge est ici superflu. Les postes suisses occupent
un des premiers rangs dans le monde par les commodités
qu'elles offrent au public et par l'importance du trafic 1.
Certains hôtels des postes sont un peu somptueux, mais
l'orgueil que ce luxe semble manifester est après tout légitime.
La nationalisation des chemins de fer mérite-t-elle les
mêmes éloges? Chacun sait qu'elle a causé plus d'une
déception, notamment au point de vue financier.
Le rachat a coûté en chiffres très ronds 110 millions de
plus que le prix indiqué en 1897 par le Conseil fédéral: Les
abaissements de tarifs et les améliorations se sont produits
après le rachat. On a dû ensuite relever le prix des abonnements
généraux, ce qui a d'ailleurs fait diminuer les recettes,
et l'administration a demandé le relèvement du prix des
billets d'aller et retour. C'est que l'ère des déficits était venue:
de 1903 à 1908 le coefficient d'exploitation avait passé
de 65,5 % à 72,82 %. Les Chemins de fer fédéraux ont mis
de côté une quarantaine de millions pour l'amortissement,
mais leur dette oscille déjà autour de 1,400 millions et nous
voici bien loin du milliard prévu en 1897. Il est permis de
se demander si dans soixante ans la Confédération aura
amorti ses chemins de fer.
Ici donc on avait trop promis. Et une si grosse réforme
était-elle nécessaire? Les vieilles Compagnies avaient
organisé très convenablement les transports et n'aurait-on
pu unifier encore davantage leur action sans recourir
à une entreprise d'étatisation aussi considérable, sans
remettre à la Confédération une affaire colossale et
difficile et sans lui donner bénévolement une armée de
35,000 fonctionnaires? Honneur aux hommes d'Etat clairvoyants
du canton de Fribourg qui ont montré en 1897 les
dangers du rachat 1 !
Le rachat marque-t-il du moins une victoire de l'intérêt
national sur les influences étrangères naguère si considérables
dans les conseils de telle ou telle Compagnie? Si cela était,
il pourrait lui être beaucoup pardonné. Mais ce résultat —
escompté par le Conseil fédéral dans son message de 1897 -—
n'a été que partiellement atteint. En ce qui concerne
le Gothard, le Conseil fédéral a signé le 20 avril 1909 avec
les gouvernements de Rome et de Berlin une convention
qui aliène à perpétuité la liberté de fixation des tarifs sur
cette ligne et celle des tarifs de transit sur toutes les lignes
des Chemins de fer fédéraux. Si cette convention est ratifiée,
les mauvais esprits ne manqueront pas de faire observer
que la Confédération entend dans un sens très spécial le
mot de «nationalisation» des chemins de fer.
Ceci dit, nous devons faire une constatation qui ne coûte
guère d'ailleurs à l'impérieux besoin d'impartialité de l'homme
d'études.
C'est que l'Administration des Chemins de fer fédéraux
semble garantie contre deux écueils opposés auxquels n'ont
pas échappé les administrations similaires de Prusse et de
France. - -
En Prusse, le ministre des Finances a pris l'habitude
d'équilibrer son budget avec les bonis des chemins de fer
au lieu de les consacrer à l'amélioration du service. La loi
suisse de 1897 a donné aux chemins de fer fédéraux un budget
autonome; s'ils font des bénéfices nets après versements
aux fonds de renouvellement, de réserve et d'amortissement,
la clientèle en profitera, le budget général ne les dévorera
point.
En France, les déficits sont plus à redouter que les bonis
sur le réseau de l'Etat. Le contribuable en sait quelque chose.
C'est une cinquantaine de millions par an que l'Ouest-Etat
coûte au budget national, et ce chiffre va être incessamment
et de beaucoup dépassé. Les Chemins de fer fédéraux
nous l'avons dit, ont connu les années déficitaires: 1908
et 1909 (déficit avoué), et il n'y a pas de disposition réglementaire
en effet qui puisse empêcher le déficit, mais l'administration
a eu le grand mérite de se ressaisir, de sortir de
l'engrenage des dépenses excessives. En 1910, le coefficient
d'exploitation est retombé à 65,48 %, c'est-à-dire à peu
près au niveau de 1903, le nombre des fonctionnaires — ceci
ne se voit qu'en Suisse — a été diminué de 655 et l'exercice
s'est clos avec un boni de 8 millions qui a permis de couvrir
à 1 million 1/2 près les déficits antérieurs. L'administration
fédérale a des traditions de prudence, de parcimonie qui
sont rassurantes pour l'avenir. Bref, il n'est pas déraisonnable
d'espérer que l'expérience des chemins de fer d'Etat,
sans être brillante, ne sera pas ruineuse en Suisse.
Le dernier des grands services fédéraux qui nous reste à
nommer est celui des douanes. Et il semble qu'il y ait peu à
en dire. Nous trouvons tout naturel de ne rencontrer la douane
qu'aux frontières fédérales et de n'y trouver que des donnanies
obligeants. Nous oublions que l'unification est un grand
progrès historique et qu'à d'autres frontières les douaniers
sont moins débonnaires. Mais ce qui nous frappe, c'est le
produit sans cesse grandissant des douanes et le fait qu'il
alimente presque exclusivement le budget fédéral. La Confédération
suisse est devenue protectionniste par entraînement
à la suite des grands pays de l'Europe centrale et contrairement
aux principes posés dans la Constitution de 1848.
Cette attitude est nécessaire, encore ne faudrait-il pas l'exagérer;
le marché intérieur est si étroit, les ressources d'alimentation
sont si restreintes, les matières premières si rares
en Suisse que ce pays souffre plus qu'un grand peuple, qu'une
nation normale, pour parler. comme List, d'un protectionnisme
à outrance.
Diverses industries suisses ont déjà transporté à l'étranger
une partie de leur activité productive, ont ouvert directement
des usines dans des pays comme l'Angleterre, l'Allemagne
ou la France qui leur offrent matière première abondante
ou vaste marché
Et le fait que ce protectionnisme est le principal expédient
financier du régime —puisque ce sont les douanes qui alimentent
essentiellement le budget fédéral —tend à lui donner une
direction artificielle et faussée. C'est là un des points noirs
de l'avenir économique de la Suisse.
Ce n'est pas d'ailleurs le Conseil fédéral qui est le premier
responsable de cette orientation. Pas plus en Suisse qu'en
Allemagne ou en France, le gouvernement n'est favorable
à un protectionnisme intense. Ce sont les intérêts organisés
et coalisés dans les Chambres qui le poussent. Et par un curieux
choc en retour l'accentuation de la politique douanière de
la Confédération a donné plus d'importance aux représentants
des cantons aux Chambres fédérales. Les cantons
sont devenus des entités économiques véritables qui réclament
protection pour leur agriculture et leur industrie:
des ententes se nouent entre, eux pour le vote de tel ou tel
article des tarifs. Le gouvernement a besoin de leur concours
pour former une majorité et aboutir à un résultat d'ensemble.
Bref, en un certain sens, leur rôle économique a grandi.
Si les fonctions propres de la Confédération se réduisent
aux quelques services que nous venons de passer en revue,
ses fonctions d'intervention sont trop nombreuses pour que
nous puissions donner ici à leur sujet autre chose qu'un
jugement sommaire et général. Pardonnez-moi de n'en
toucher qu'un mot. ..
Le droit économique fédéral dans ses grandes lignes reste
libéral et modéré, laissant une certaine marge à l'action des
pouvoirs cantonaux. Son esprit est plus traditionaliste à
certains égards et moins individualiste que le droit français 1.
La législation sur les fabriques a été une des plus souvent
citées de l'Europe. Celle des assurances a subi un retard considérable
par suite de l'échec de la loi Forrer, mais sera bien
plus acceptable que celle-ci.
Les réglementations fédérales sont pour la plupart judicieuses
sans être tracassières.
Les subventions ont servi d'excitant assez vif aux progrès
que les cantons ont réalisés depuis vingt ans un peu dans
tous les domaines. -
Enfin les finances fédérales sont menées avec une circonspection
qui est devenue légendaire'. Quand le Conseil
fédéral annonce un déficit dans le projet de budget qu'il
dépose, personne ne doute —parmi les citoyens avertis —
qu'en fin d'exercice le déficit ne se transforme en boni. Sur une
soixantaine d'exercices écoulés depuis 1849, dix-sept seulement
ont bouclé leurs comptes en déficit: La dette fédérale proprement
dite est insignifiante: 117 millions en 1910, exigeant
le service d'une annuité de 3,7 millions de francs sur un
budget de 167 millions. Et la Confédération possède une
fortune nette d'une centaine de millions, dont une certaine
partie représente une valeur réalisable. Sans le milliard
et demi de la dette des chemins de fer dont le réseau forme
d'ailleurs le gage, la situation présente serait exceptionnellement
favorable 1.
Il est temps de conclure. Je le ferai avec la plus entière
franchise. -
En elle-même, et sous les réserves faites au sujet de tel
ou tel service déterminé, au sujet, par exemple, de la politique
douanière ou des Chemins de fer fédéraux, l'oeuvre de centralisation
économique accomplie par la Confédération
depuis 1848 me paraît bonne. La vie économique en Suisse
est plus large qu'autrefois. Un sang plus riche circule plus
librement dans les veines au corps social. Et cependant la
vie économique locale n'est pas étouffée, elle a même trouvé
des aliments nouveaux.
Envisagée dans ses conséquences, cette oeuvre n'est pas
sans provoquer certaines inquiétudes. Encore que celles-ci ne
soient pas d'ordre économique, je ne me crois pas le droit
de les ignorer. Les conséquences d'un acte sont inséparables
de l'acte lui-même et nous ne pouvons le juger intégralement
qu'en fonctions de celles-ci.
La machine à centraliser, puissamment montée à Berne,
marche constamment. Il faut chaque année lui mettre sous
1
la dent quelque aliment nouveau. A chaque tour qu'on lui
donne, c'est un fil qui s'attache à une activité, à une liberté
locale et qui ne les lâchera plus.
Or ce qui fait le charme de la Suisse pour ses enfants, ce
n'est pas seulement la beauté de sa terre qu'aucun régime
ne peut totalement lui ravir — et sur laquelle au surplus
le Heimatschutz veille —, ce sont ses libertés cantonales et
communales.
Chaque canton a sa politique et ce n'est pas celle de tout
le monde. Mais entre vingt-cinq Républiques qui se gouvernent
à leur guise et chacune à sa façon, il faudrait être un
Suisse d'espèce bien rare pour ne pas en trouver une où
pouvoir s'épanouir conformément à ses convictions, à ses
origines, à sa mentalité, où pouvoir exercer l'influence correspondante
à sa valeur et prendre sa part des avantages
et des honneurs qui s'attachent à la vie publique.
Eh bien! une centralisation complète, c'est la fin de ces
libertés, c'est la fin de ces Républiques, c'est la fin de la
Suisse comme Confédération.
Avec la disparition de la vie locale coïnciderait une recherche de
bien-être exacerbée et uniforme. Comparé à celui
qu'offrent les grands pays, le champ ouvert aux ambitions
personnelles paraîtrait à beaucoup bien étroit. Sur cet espace
restreint; la puissance du gouvernement se ferait sentir plus
lourdement que dans les pays plus vastes. En ce sens-là le
mot de M. Ernest Bovet serait vrai: l'individu est plus
libre dans un horizon plus grand, plus libre à Lausanne
qu'à Vevey, plus à Zurich qu'à Lausanne et j 'ajouterai
plus à Berlin, à Paris ou à Rome qu'à Zurich. De là un malaise,
des germes de désaffection et de dissociation que certaines
ambitions voisines se feraient un jeu de cultiver.
Voilà le danger.
Jusqu'ici, grâce au sens politique du gouvernement et de
la minorité —qu'il serait inexact désormais d'appeler l'opposition
—l'intérêt général et les libertés locales se concilient.
La Confédération a la sagesse de laisser aux gouvernements
cantonaux le soin d'assurer l'exécution de la plupart des
lois fédérales. Là où un contrôle est nécessaire, il s'exerce
avec tact et discrétion. Les inspecteurs fédéraux font moins
figure de baillis en résidence que de chargés de mission.
Et quand il s'agit non plus des intérêts matériels mais des
intérêts de l'âme, le vote du peuple suisse du 26 novembre
1882 qui a renvoyé dans les limbes d'où il sortait à peine le
fameux bailli scolaire a montré, la puissance latente des
forces fédéralistes. L'école publique a continué à former des
générations de croyants — catholiques ou protestants —
dans tous les cantons — la liste en serait longue — où le
peuple l'a voulu, et en fait l'invocation au Dieu tout-puissant
qui sert de préface à la Constitution fédérale n'est pas devenue
un hommage stérile et vain.
Chacun s'accommode donc de l'état de choses actuel.
L'action coordinatrice, réglementaire, subsidiante du pouvoir
central se répand en bienfaits. Et puisque jusqu'ici il
ne les fait pas payer du prix du sang, les cantons croient
pouvoir les accepter sans déchoir.
Ainsi, au milieu d'inévitables difficultés — et tout en se
transformant — la Suisse a su rester elle-même.
Puisse-t-elle maintenir cet équilibre encore bien des années!
Si elle avait à choisir entre mille l'accomplissement d'un
souhait, je lui dirais sans hésiter: Faites dont celui-là!