DISCOURS DE M. DIND
Recteur sortant de charge.
MONSIEUR LE CHEF DU DÉPARTEMENT DE L'INSTRUCTION
PUBLIQUE ET DES CULTES,
MESSIEURS LES PROFESSEURS, MESSIEURS LES ÉTUDIANTS,
MESDAMES, MESSIEURS,
Le Grand Conseil du canton de Vaud, allouant conformément
aux propositions du Département de l'instruction
publique, un crédit extraordinaire pour la cérémonie par
laquelle l'Université, — maîtres et étudiants — fête l'entrée
en fonctions de son nouveau recteur a entendu donner
à la manifestation de ce jour, un relief exceptionnel
bien que modeste.
Les pouvoirs publics n'ont pas voulu ignorer la prise de
possession, par l'Université, du palais qu'elle doit à la
munificence du Mécène dont le Rector magnificus dira
l'éloge, à celle non moins grande de la Civitas Lausannensis,
heureuse de la prospérité de son Université, et enfin à
la sollicitude admirable dont l'Etat de Vaud entoure amoureusement
depuis longtemps son Ecole de hautes études.
A vrai dire, pour beaucoup — on ne manquera pas de
relever le fait — le Palais de Rumine ne demande pas de
fête inaugurale: en 1905, l'Exposition suisse de peinture
révélait au public lausannois et suisse les installations merveilleuses
de notre musée des Beaux-Arts; récemment
enfin, les fêtes du Simplon, ont largement fait connaître
urbi et orbi la demeure princière dans laquelle l'Université
de Lausanne va vivre et prospérer. Les cent vingt et quelques
journalistes conviés par le Haut Conseil fédéral à ces
fêtes grandioses, ont, sans nul doute, largement payé de
leur plume cette réception à l'occasion de laquelle les
galeries du musée zoologique, si brillamment installé par
M. l'architecte André furent transformées en vrai palais
des Mille et une nuits. A défaut d'un curé de Meudon
capable de narrer, pour les générations futures, ces fêtes
inoubliables, on peut, sans outrecuidance, attendre d'un
des nombreux sous-secrétaires statisticiens qui honorèrent
de leur présence la bonne ville de Lausanne, qu'il veuille
bien collectionner dans tous les journaux du monde entier,
les articles élogieux publiés sur le palais de Rumine, par
les invités du Conseil fédéral.
Et pourtant... Paulo minora canamus! Nous nous plaisons
à croire que le Grand Conseil vaudois n'a pas tort
lorsqu'il trouve sage de marquer d'une pierre blanche la
date de prise de possession du Palais de Rumine par
l'Université qu'il a créée, et qu'il aime. Nous estimons
qu'il est dans le vrai en demandant aux étudiants et aux
maîtres de l'Université de se réjouir ensemble, dans cette
bonne terre vaudoise —chez nous, comme nous aimons à
dire — du bonheur qui nous échoit.
La cérémonie actuelle nous permet enfin d'associer à
notre reconnaissance qui ne sera jamais excessive, la
grande et belle figure de Gabriel de Rumine, et à notre
joie les représentants des Universités suisses et de l'Académie
de Neuchâtel, que nous avons l'honneur de saluer.
Nous sommes heureux de les sentir à nos côtés dans cette
splendide journée, bien persuadés que nous sommes de
posséder leur appui et leur amitié. Qu'ils soient les bienvenus
parmi leurs collègues de l'Université de Lausanne
Le jour où LL. EE. de Berne fondaient — en 1537 —
la Schola lausannensis destinée, avec ses trois maîtres
Pierre Viret, Imbert Pacolet et Conrad Gessner, à fournir
à l'Eglise réformée des pasteurs capables de prêcher la
doctrine nouvelle et d'assurer leur domination dans le Pays
de Vaud, ils plantaient dans celui-ci l'arbre de liberté à
l'épanouissement duquel le sacrifice de Davel, le rayonnement
des idées révolutionnaires françaises, les erreurs d'un
régime trop autoritaire, devaient puissamment contribuer,
ainsi que viennent de nous le rappeler les discours prononcés,
lors de l'érection du monument commémoratif du
banquet des Jordils! Toute modeste qu'était, au début de
son existence, la Schola lausannensis, que l'avenir devait
si puissamment développer, elle donnait, en fait, à Lausanne
un relief particulier, en faisant de l'antique ville
épiscopale le centre du Pays de Vaud, soit le foyer intellectuel,
moral et pius tard économique de cette région,
dont la ville aux trois collines devenait ainsi le chef-lieu
indiscutable et indiscuté.
C'est sur l'antique colline de la Cité de la vieille ville
impériale — entre le Château épiscopal et l'Eglise de
Notre-Dame — que vit l'Académie; école de théologie
d'abord, puis de lettres et de sciences physiques et naturelles,
de sciences mathémathiques et enfin de médecine,
dernier échelon, qui entraîne la transformation de l'Académie
en Université; et c'est au pied de la même colline que
le Conseil d'Etat, conformément aux volontés de la commission
prévue par le testament de Gabriel de Rumine,
ratifiées par le Conseil communal et le Grand Conseil,
place le Palais universitaire, dans lequel se déroule la
cérémonie de ce jour.
Ce n'est pas le lieu de rappeler — il serait d'ailleurs oiseux
de le faire —les luttes auxquelles donnèrent lieu le choix
de l'emplacement à affecter au Palais universaire, l'érection
de la pergola, des colonnes et des sphinx majestueux qui
les surmontent. Né sur la molasse, le Lausannois n'en est
pas moins combattif; il n'est par contre ni haineux, ni rancunier,
et sait à son heure, rendre un jugement équitable.
L'architecte de génie, dont nous déplorons l'absence à
cette cérémonie, a tiré du terrain difficile qui lui fut confié
un parti extraordinairement avantageux. L'organisation et
la direction du Musée des beaux-arts, si habilement conduite
par un conservateur hors de pair, M. Emile Bonjour;
celles de la Bibliothèque cantonale et universitaire, aux
destinées de laquelle préside un bibliophile des plus compétents,
M. Dupraz; celles des Musées de zoologie, géologie,
minéralogie et botanique, donnent entièrement satisfaction
aux exigences de l'enseignement universitaire et de l'éducation
populaire, artistique, littéraire et scientifique. Assurément,
certaines parties de l'édifice — telles la bibliothèque
— seront envahies par les collections, rapidement
grandissantes, qui s'y accumulent, mais on peut dire, en
toute bonne foi, que le bâtiment qui nous est remis correspond
admirablement aux exigences de l'enseignement universitaire,
et qu'il était indispensable à celui-ci. Dans ses
auditoires multiples, il met 700 places à la disposition de
Messieurs les étudiants, et quatre grands laboratoires de
botanique, de zoologie, de géologie et de minéralogie. Il
offre, de plus, la possibilité de donner l'enseignement aux
nombreux auditeurs qu'appellent les études d'histoire de
littérature française, de sciences médicales propédeutiques,
ainsi que ceux que réunissent les conférences, toujours
très suivies, données par les soins de la Société académique
vaudoise.
Dès 1537, les trois premiers maîtres de la Schola Lausannensis
se sont singulièrement multipliés: leurs successeurs
actuels sont au nombre de cent sept, soit huitante
professeurs ordinaires et extraordinaires, quatre professeurs
libres, vingt-deux privat-docents et un lecteur.
Le temps dont nous pouvons disposer ne nous permet
pas de rappeler les noms de tous ceux qui ont travaillé au
développement de la jeunesse du pays: M. le professeur
H. Vuilleumier l'a d'ailleurs fait d'une façon magistrale, lors
de l'ouverture de l'Université en 1890. Nous voulons cependant
— c'est un devoir de piété filiale auquel nous ne pouvons
nous soustraire, — énumérer ceux d'entre eux dont la
valeur exceptionnelle justifie l'évocation, en ce jour de fête
universitaire et patriotique.
Dans le domaine de la théologie, ce sont Pierre Viret,
déjà nommé, Antoine de Chandieu, Bonaventure Bertram,
Dubuc, Barbeyrac, Ruchat, le doyen Curtat, Samson Vuilleumier;
dans celui des lettres: Jean Scapula, Jean de Serres,
Plantin, J.-P. de Crousaz, Rodieux, Vinet, Ch. Monnard,
Juste Olivier, Sainte-Beuve, Mieckiévicz, J.-J. Porchat,
Ch. Secretan, le doyen Bridel, Eugène Rambert, Renard,
Besançon, Warnery; dans le domaine du droit: Loys de
Bochat —premier vaudois qui songe à transformer l'Académie
en Université —Clavel de Brenles, Mélégari, Edouard
Secretan, Cherbuliez; dans les sciences: Tissot Daniel-Alexandre
Chavannes, les professeurs honoraires Gandin
et Charpentier, Develey, Wartmann, Agassiz, Matthias
Mayor, Morlot, Louis Dufour, tous hommes d'élite qui firent
grande figure dans l'enseignement supérieur de l'Académie.
En votre nom, Messieurs les professeurs et Messieurs les
étudiants, nous leur adressons en ce jour solonnel un témoignage
de pieuse reconnaissance.
A ces fidèles serviteurs de la pensée, nous devons, hélas,
ajouter trois noms nouveaux, ceux de nos collègues disparus
pendant notre rectorat: M. Georges Brélaz a enseigné
la chimie dès 1869 à l'Académie — en dernier lieu la chimie
industrielle à l'Université. Ce savant génial, auquel la
fortune n'a guère souri, a conservé jusqu'à la dernière heure
une âme simple et généreuse: seule la bonté exquise de
son coeur l'a préservé de la rancoeur qu'eussent éveillé chez
plusieurs d'entre nous les décevantes expériences humaines
qu'il fit au cours de ses découvertes industrielles: d'autres
récoltèrent ce qu'il avait semé! sa sérénité resta au-dessus
des mesquineries de la lutte de tous les jours.
M. Eugène Renevier, le géologue hors de pair, pendant
cinquante ans, fut l'ornement de la chaire qu'il occupait;
grandes furent ses qualités de maître, de collectionneur et
de directeur du musée. A l'éloge scientifique fait, à ses
funérailles, par son successeur et élève, M. Lugeon, nous
ajoutons un dernier et respectueux hommage à ce collègue
illustre, qui sut rester l'homme simple, consciencieux et
bon que nous avons tous aimé.
M. Alexandre Herzen, depuis deux ou trois ans, songeait
à quitter son importante chaire de physiologie, lorsque la
mort nous l'a enlevé, alors que nous nous préparions à
fêter son vingt-cinquième anniversaire d'enseignement à la
Faculté de médecine. A l'avance, il se réjouissait avec nous
de la fête de famille qu'il nous avait chargé d'organiser:
nous nous préparions à y courir, ses collègues et ses élèves,
lorsque notre collègue s'en est allé subitement. Laissez-moi
vous rappeler encore les qualités intellectuelles remarquables
que possédait M. Herzen, ses connaissances scientifiques
et sociales étendues, la limpidité de son langage et
l'élégance de sa plume, sa lutte constante en faveur du
progrès scientifique et social.
Au deuil de ses collègues aimés, l'Université associe celui
de deux étudiants: l'un, M. Wiskovatof, mort après de
longues: souffrances; l'autre, M. Waechter, mort tragiquement,
sur le Léman, pendant une nuit d'orage. Nous avons
témoigné aux familles de ces deux élèves la sympathie de
l'Université.
Trois professeurs, MM. Louis Grenier, Hahn, Brocher,
— ce dernier décédé dès lors, — ont quitté l'enseignement:
dans ces trois savants, l'Université a perdu de précieux
collaborateurs. L'un d'eux, dont nous avons fêté le
vingt-cinquième anniversaire de professorat, devait être
pro-recteur: M. Jean Bonnard, ancien recteur, a bien voulu
nous seconder, comme tel, dans notre tâche; nous l'en remercions
M. Hahn, a été appelé à Nancy; appel heureux, nous le
souhaitons, pour lui; appel flatteur pour l'Ecole d'ingénieurs,
à laquelle il a appartenu pendant de longues années.
De nombreuses forces nouvelles sont venues à nous: ce
sont MM. Mercanton, Sirven, Bonjour, Rambert, Neeser,
Narbel, van Vleuten, Reiss, de Molin, Dutoit, Burnier,
appelés par le Conseil d'Etat à enseigner, en qualité de
professeurs dans les différentes facultés. Qu'ils soient ici
les bienvenus! Puisse leur collaboration être féconde pour
l'Université qui les accueille avec sympathie!
MM. les privat-docents Neilson, Rapin, Lossier ont cessé
leur enseignement; MM. Larguier, fils de notre ancien
collègue et ami, Sternberg, Jaccard, Dr. Weith, Mellet,
leur ont succédé. Nous leur souhaitons aussi la bienvenue.
.Peut-être nous sera-t-il permis de signaler le danger qu'il
y aurait, pour une petite université, à trop multiplier le
nombre des privat-docents.
Petite Université! C'est par habitude, sans doute, que
ce vocable court sous ma plume. Voyons, en effet, de plus
près ce qu'il en est: en regard de 107 professeurs, privat-docents
et lecteurs, nous avons:
En 1890-1891, première année universitaire: hiver,
216 étudiants; été, 277 étudiants. -
En 1905-1906, dernière année universitaire: hiver,
976 étudiants; été, 1063 étudiants.
Le nombre des étudiants a donc quadruplé en quinze
ans, et nous voici bien loin des «douze enfants de Messieurs»
que Berne, en 1540, internait dans la Schola lausannensis,
aux fins d'assurer la prospérité de l'Ecole
nouvelle! Sans doute, le nombre des étudiants étrangers
au pays a énormément grandi, malgré la grandissante sévérité,
la même dans toutes les universités suisses, exercée
lors de l'immatriculation. Dans ce domaine, l'influence des
événements révolutionnaires russes ne saurait être méconnue,
mais les causes de la prospérité de l'Université de
Lausanne sont, pour une bonne part, indépendantes de ce
phénomène: nous voyons effectivement, dans le cours de
la même période, doubler le nombre des étudiants nationaux
et celui des étudiants provenant d'autres pays que la
Russie subir une augmentation considérable.
Il nous appartient, Messieurs et chers collègues, de former
le coeur et d'orner l'esprit de toute cette jeunesse: au
cours de leur existence, tantôt quatre fois centenaire, l'Académie
et l'Université de Lausanne n'ont point failli à cette
noble tâche. Le peuple vaudois et ses magistrats, — nous
parlons de ceux qui ayant en vue l'intérêt général et du
pays et non celui d'une classe, sont réellement dignes de
ce nom, — savent que notre Ecole de hautes études continue
largement à enrichir, intellectuellement et économiquement,
le pays qui la soutient et la développe.
Il ne nous est pas possible de nommer tous les hommes
qui sont sortis, de ce milieu intellectuel, dans lequel ils se
sont formés.: les-hommes d'Etat et orateurs, Henri Druey,
Louis Ruchonnet, Paul -Ceresole, Victor Ruffy, Glayre,
Pidou, Cart, Muret, Berney; les médecins illustres: Tissot,
Mayor, Recordon, de la Harpe; ceux que la mort frappa
avant qu'ils eussent pu donner toute leur mesure, tel l'enfant
de la petite ville de Cully, que berce le souvenir de
Davel et qu'endort la vague lacustre, le Dr. Emile Duboux,
médecin de l'asile de Cery, le jeune savant de grande
valeur, auteur d'une monographie importante sur la philosophie
de Descartes, nous a été, hélas! trop tôt enlevé. Au
risque de blesser leur modestie, nous citons nos confrères,
le Dr. Marc Dufour et le Dr. César Roux, membres, l'un et
l'autre, de familles dont le pays peut, à juste titre, s'enorgueillir.
Notre collègue, M. A. Palaz, nous a, lors du jubilé de
l'Ecole d'ingénieurs, fait connaître des services considérables
rendus au génie civil par I'Ecole qu'il a dirigée avec
tant de talent et d'énergie, la pléïade d'hommes de valeur
— étrangers et enfants du pays —qui portent au loin la
réputation de l'Université de Lausanne.
Il n'est point nécessaire d'insister sur la valeur scientifique
de nos juristes — avocats et magistrats — de nos
journalistes, les Bonjour, les Secretan, les Bonnard, les
Feyler, les Paul Rochat, — tous élèves de nôtre Université.
On peut dire que tous honorent la profession qu'ils ont
embrassée. - -
Les poètes, enfin, et les littérateurs eux-mêmes, proclament
par leur valeur, par leur nombre, de l'importance
littéraire toujours plus grande du pays romand: loin de
nous la pensée —absurde et coupable — d'entreprendre,
en Suisse, une lutte de langues; mais, comme les écoliers
polonais, nous sentons la nécessité de posséder toujours
plus pur le culte de la belle langue qui est la nôtre. C'est
à nos maîtres — les Vinet, les Secretan, les Juste Olivier,
les Porchat, les Renard, les Warnéry — qu'incomba le
soin de cultiver notre patrimoine national : reconnaissez
avec moi qu'ils l'ont fait d'une façon magistrale. On leur
doit toute une floraison d'hommes de lettres : Frédéric
Chavannes, Porchat, Félix Chavannes, Frédéric Monneron,
Henri Durand, l'auteur des Cloches du soir.
Mère, t'en souvient-il? Mon âme désolée
Se consumait, un soir, de regrets douloureux,
Quand des cloches, soudain, la lointaine volée
Y versa de la paix, le baume précieux.
Oyez-Delafontaine, Albert Richard, qui, sans avoir vécu
dans le milieu académique bénéficièrent de son rayonnement.
Plus près de nous enfin, les Rod, le prédécesseur
bénévole de M. Sirven, Louis Favrat, C.-C. Dénéréaz,
René Morax, Benjamin Vallotton, Samuel Cornut et bien
d'autres, enfin, que je ne puis citer.
En voilà suffisamment, Messieurs, pour démontrer l'àpropos
des sacrifices consommés par le pays pour les études
supérieures; il ne pourrait être fait de meilleur ni de plus
avantageux placement; et nul citoyen soucieux de la prospérité
du canton de Vaud ne pourrait, sans angoisse, songer
à la disparition de l'Université de Lausanne; sa suppression
serait un suicide national.
Il vous appartient, M. de Loës, de présider à l'évolution
progressive de notre chère Université; votre culture
générale, vos talents d'orateur, votre connaissance des hommes
vous rendront cette tâche aisée: pour la faciliter, vous
pouvez compter — croyez-en l'expérience que nous venons
de faire —sur le bon vouloir de M. le chef du Département
de l'instruction publique, sur la collaboration de vos collègues,
et sur l'amitié respectueuse des étudiants de l'Université
de Lausanne. -.